XIX. Je suis la Belle

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J'ouvre les yeux, haletante. Mon hôte se trouve là, les ailes noires déployées. Dans son regard, mille émotions à la fois cohabitent: impossible de les cerner toutes.

"Vous êtes Binatang, je murmure.

Même visage, mêmes doigts, même allure: seules les ailes ont changé, passant de la lumière aux ténèbres. La tenue aussi, devenue plus sombre et austère; finis les motifs colorés, place à l'épaisse fourrure. Il porte une capuche à présent, comme si cela pouvait dissimuler son visage. Cet homme a tué les siens, mes souffrances proviennent de lui. Voilà l'assassin, le tueur dont tous les Anges parlent dans mon crâne. Croyait-il vraiment qu'une épée sauverait son peuple? Il ne s'agissait que d'une excuse pour semer la zizanie,un pitoyable prétexte! Par sa faute, dans mon crâne avait germé la folie. Il m'a arrachée de ma vie parfaite, de mes amis, de mes parents, alors maintenant, il est temps pour moi de me venger! Je serre le poing en poursuivant:

-Binatang, le prince qui a tué les siens!

Une profonde tristesse se peint dans ses pupilles, comme un feu glacé.
-S'il te plaît...

-Vous êtes la cause de tous mes problèmes. J'ai été hospitalisée, j'ai failli m'étrangler plein de fois, j'ai connu la douleur, j'ai tout perdu.

-Tais-toi Kebodohan, tais-toi...

-Tout ça à cause de quoi? De la folie meurtrière d'un Ange qui ne mérite même pas cette désignation!

-Tu ne comprends pas... Je...

-Au fond de vos yeux, il y a sans doute encore l'envie de tuer, hein? Crapule! Crapule!

-Cette haine que j'entends dans ta voix, c'est mon requiem...

-Allez brûler en Enfer! Et encore, l'Enfer, c'est trop doux pour vous! Mourrez dans d'atroces souffrances, vous avez entendu?

-S'il te plaît, arrête cette musique atroce...

-Dans d'atroces souffrances!

-S'il te plaît, tais-toi...

-Je ne me tairai pas!

Furieux, il bondit pour m'attraper la nuque.

-Tais-toi!

Il attend un instant, flanche, puis retire ses mains. Le voilà terrifié par ses propres crimes. Quelque peu déstabilisée, je palpe mon cou;lui vacille. Ses ailes s'agitent pareilles à celles d'un oiseau blessé.

Lui qui devait être le colibri, il a au contraire déclenché l'incendie. Le malheur comme ombre, il perd sa colère pour se plonger dans l'effroi de ses gestes. J'entends presque son âme penser: Qu'ai-je fait, qu'ai-je fait? Son acte possède une portée à ses yeux qui moi me dépasse. Ce que je vois comme un étranglement, lui le voit sans doute en acte bien pire... Mais quoi? Et pourquoi m'appelle-t-il Kebodohan?

Le prince déchu tombe à genoux, le visage tourmenté mais sans larmes. Il s'excuse encore et encore, au point qu'il en devient pitoyable. Calmant un peu ma colère, je lui dis de se relever, je l'observe un moment puis demande:

-Nous sommes au Ciel?

-En effet.

-Vous êtes le seul Ange restant?

-Oui. Tous les autres sont dans ton crâne. Ou plutôt, l'étaient quand tu te trouvais sur Terre...

Après un soupir, il avoue son échec:

-Mes efforts n'ont servi à rien. Je n'ai rien offert à l'humanité: j'ai juste torturé une enfant... Misérable que je suis...

Il relève la tête:

-Ecoute bien ce que je vais te dire, Kebodohan, Do-Anne: plus tu rêves du passé des Anges, plus tu perds ce que tu es. On ne dirait pas cela, à l'oeil nu, mais un jour ils te prendront toute entière et tu ne seras plus personne. Personne. Tu comprends?

-E.. Entendu.

Il s'apaise, mais ne lui laissant aucun répit, je dis encore:

-Et pourquoi m'appelez-vous Kebodohan?

Il me tourne le dos pour cacher son désespoir.

-Cela, je ne peux te le dire."


Binatang me loge dans son palais, faute d'autre endroit où je puisse aller. La chambre qu'il m'offre a vieilli, mais elle garde son élégance d'autrefois. Le blason au colibri s'avère un peu usé, tandis qu'une odeur de vieux livres émerge de la bibliothèque. C'est étrange, certains éléments trainent encore sur les tables: l'armoire demeure ouverte, une robe recouvre le dossier d'une chaise. Comme si le monde s'était arrêté là, que le temps était venu cueillir la pièce à l'improviste. La vie s'était écoulée sans crier gare. Ne manquaient que ses anciens propriétaires...

Sur le bureau d'acajou, un livre se tient grand ouvert à une page. La dernière page du Petit Prince, celle avec le paysage recopié et les mots suivants:

Alors soyez gentils! Ne me laissez pas tellement triste: écrivez-moi vite qu'il est revenu...

D'abord je m'étonne; que fait ce livre à une telle époque, dans un tel univers? Je songe ensuite au Petit Prince et à sa rose, à l'homme du Terminus et à Ysmel. Je ne connaîtrai jamais l'amour à travers ma propre vie. Tout doit encore être façonné, demeurent encore des questions auxquelles il faut répondre, des choses à vivre et à comprendre... Mais moi je pars déjà. Adieu la réalité.

Je me penche vers la fenêtre, pour m'y accouder. Je suis la captive de la Bête, en quelque sorte; la Belle. Derrière moi, je devine la grande armoire, une autre grande armoire aux motifs différents, une grande armoire d'un autre monde, mais qui elle aussi me surveille. Autrefois, je me demandais toujours si elle me protégeait des autres ou si elle protégeait les autres de moi. Je sais désormais que c'est la deuxième réponse qui est juste.
Je suis la Belle, mais mon geôlier se nomme autant hallucination que Binatang. Peu importe,au fond: j'ignore si ces questions comptent encore, maintenant.
Tout à coup, je remarque une ville immaculée au loin. Illusion..? Tout l'est, ici. Blanche et éclatante, une grande roue se dessine à l'horizon. Le très lointain écho d'une musique foraine me parvient. Je m'émerveille et m'excite comme un enfant de six ans. Soudain l'envie de m'échapper me prend, m'entrainant à nouveau dans sa folle farandole. Un arbre, placé juste sous ma fenêtre, m'encourage vers ce dessein. Je glisse dans mon sac de voyage une jolie robe rouge trouvée dans la garde-robe de la chambre: une fois là-bas, je troquerai mon habit du XXIème siècle contre elle.

Je vole un cheval dans la vieille écurie avant de filer vers la ville de lumière, au grand galop, comme si j'étais sortie de ma prison.











Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now