IV- Je suis jeune

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"S'il vous plaît, je n'ai jamais été en si bonne forme...

-Et si on a décidé cela, c'est pour que ces progrès continuent. Tu crois vraiment qu'avec ces risques, on peut te laisser te rendre à une fête? Yasmine ne réalise pas jusqu'où peuvent aller tes crises. Tu sais aussi bien que moi que nous n'aimons pas jouer aux méchants, mais là..."

Je soupire et baisse la tête en signe de soumission. Après tout ce que mes parents ont fait pour moi, je ne peux pas leur en vouloir de se soucier de ma santé. C'est eux qui veillent sur moi quand leur travail le leur permet, eux qui donnent de leur temps pour leur fille déstructurée. Cette fille déstructurée voulant maintenant sortir faire la fête chez sa meilleure amie.

Mais malgré les risques, je ne louperais l'anniversaire de Yasmine pour rien au monde. J'ai envie d'être adolescente, jeune, libre. Comme Cendrillon rêvant du bal. Mon excursion ne se révèle pas sans danger, certes, mais la vie peut-elle se vivre sans danger? Je souhaite en silence sortir de ma secrète cellule, luire de paillettes, de parfum, de perfection ne serait-ce qu'un soir..! Sentir l'extase une nuit et passer le reste de mon existence à m'en souvenir.

Mes parents devinent ma déception et s'en attristent. Après un moment de réflexion, ma mère tempère:

"Bon, eh bien... Nous allons demander l'avis de Mme Vabien. Elle saura ce qui est le meilleur pour toi et ton... état."

Je m'adoucis à ces mots avant de les remercier.

Mme Vabien accepte, à ma grande joie! Je m'empresse d'envoyer une message à Yasmine sitôt le verdict rendu. Dans mon euphorie, même les Anges cessent leurs plaintes un instant et m'offrent un silence réjouissant. Lorsque leurs paroles reprennent, je sens encore l'espoir faire battre mon coeur, comme du bonheur qui coulerait dans mes veines. Je souris en solitaire, quand soudain mon téléphone affiche:

"YASMINE: Super!!! Tu es libre tout de suite pour m'aider à tout installer?

MOI: J'arrive princesse!" je textote aussitôt.

Princesse, je me sens un peu ainsi lorsque je me rends à mon carrosse à moteur, toute comblée. Mon cocher s'exclame:

"En route pour votre bal, mademoiselle!"

Derrière cette tirade qu'il veut cordiale, je devine sa nervosité mêlée d'une certaine joie pour moi. Pauvre papa...

J'essaye de ne pas culpabiliser, riant du mieux que je peux de ses manières clownesques. En gesticulant comme un vrai cocher de l'époque, il m'invite à m'installer sur la banquette arrière. Après l'exécution d'une courbette, il allume le moteur et nous voilà partis.

Le salon de Yasmine est méconnaissable, avec ses meubles en moins, sa piste de danse aménagée, sa petite boule à facettes au plafond et ses paillettes. Je retrouve ma meilleure amie sur un tabouret, en pleine installation de guirlandes.

"Salut, je peux t'aider?

Comme elle n'a pas entendu mon arrivée, elle sursaute face à mon apparition. Un peu plus et elle tombait du tabouret... Ma confidente pousse un soupir soulagé en me reconnaissant.

-Tu m'as fichu une de ces trouilles..! Contente que tu sois venue, Dodo!

Elle me fait une accolade amicale avant de retourner à son travail. La mère de Yasmine surgit alors:

-Do-Anne, quelle joie de te voir! Aurais-tu vu Eder?

-Non, désolée...

-Je suis dans la cuisine! s'exclame une voix au bout du couloir, à gauche du salon.

Son épouse me propose d'un sourire complice:

-Tu ne voudrais pas aider mon mari?

-Avec plaisir. Le connaissant, il serait capable de nous inventer une nouvelle recette de cupcake..." je plaisante.

Yasmine pouffe de rire.

Eder, comme à son habitude, ne suit pas la recette. Non pas que le résultat donne envie de vomir, au contraire. C'est juste que quand on lui demande de concocter, par exemple, un cupcake rose, il vous sort un cupcake banane-citron turquoise. Pas déplaisant en soi, mais ces fantaisies laissent derrière elle un frigidaire vide, étant donné que l'artiste "expérimente" beaucoup avant de trouver la pépite. En ce moment, déjà trois malheureux cobayes traînent sur la table: une mousse au chocolat (quel est le rapport avec un cupcake, d'ailleurs?), un cupcake jaune canari qui m'a l'air appétissant et un autre kaki.

"Tiens, bonjour Do-Anne, me salue Eder alors qu'il me fait dos. Comment vas-tu?

-Bonjour. Bien et toi? Ton épouse ne tolère pas plus de cinq essais, pour les cupcakes.

Yasmine s'étonne que je sois à l'aise face aux adultes. Peut-être est-ce le fait de n'être jamais allée au collège. Et puis, Eder garde une âme d'enfant, malgré ses vingt-huit ans. Il possède les mêmes yeux en amande que ma meilleure amie, pourtant ce n'est pas son père. Il a rencontré la génitrice de Yasmine un an après le divorce de celle-ci: et là, comme adore le raconter mon amie, ce fut le coup de foudre. C'était durant un mariage. Eder gagna vite la sympathie de la belle célibataire, il la charma avec son bel accent Basque. Un vrai conte de fées, surtout quand Yasmine romance le tout.

-A quoi ressemble ce malheureux-là? je demande en m'approchant du saladier rempli d'une pâte onctueuse.

-Laisse donc le chef faire.

-Hum, je crains le pire...

-Dodo! m'appelle tout à coup Yasmine. Viens!"

J'accours au salon où est arrivé un garçon. Il n'est pas très grand, l'allure frêle d'un roseau. Ses petits yeux, un étrange mélange de vert et de gris, fixent tout avec l'assurance d'un maître des lieux, tandis que ses sourcils trop fins pour ceux d'un homme se mouvent sans cesse, passant de la curiosité à la surprise en me voyant. A la façon dont il regarde mon amie, je suppose que c'est Sébastien.

"C'est donc toi, Do-Anne? J'avais hâte de te rencontrer, après tout ce que m'a dit Yasmine sur toi... Beaucoup de bien, évidemment.

Je me demande s'il sait mon état mental. Difficile de le deviner dans son regard ou sa voix. Je lui réponds par des banalités, histoire de faire la conversation. Je n'ai pas envie d'être en froid avec lui, ne serait-ce que par amitié pour Yasmine. Cette dernière nous annonce en installant le buffet:

-Au fait! Les premiers invités vont bientôt arriver. Seb, tu peux m'apporter le Coca?"

En vrai garçon modèle, il s'assure des derniers préparatifs et obéit aux moindres ordres de sa petite amie. Bien différent de certains qui croient exercer autorité et se tournent les pouces...

"Tiens, voilà Joachim et Achille!"

Yasmine m'adresse un regard à ces mots, insistant d'une façon exagérée sur le premier nom. Même les chips du buffet ont dû saisir ce sous-entendu lourd comme un dinosaure. A croire que cette fête se révèle être un mariage orchestré sans mon accord.

Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now