XXII. Je suis Kebodohan

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Je m'appelais Kebodohan. Oui, c'est moi, la vraie coupable de tous les crimes commis dans le Ciel : tout brûla à cause de moi. J'ai aimé Binatang, il m'a aimée en retour : l'amour a corrompu son noble coeur à peine sorti de l'enfance. Je m'en excuse, moi qui n'ose regarder mes mains tachées du sang des miens. Pardon : j'ai beau dire ce mot, les ruines restent des ruines et les cadavres demeurent. La vie ne reviendra pas. L'âme pure de Binatang non plus.

Je le rencontrai à la bibliothèque, alors que je me plongeais dans l'Histoire de notre royaume. Je tournais les pages, si attentive à ces mots d'encre alignés que rien ne pouvait m'en sortir. Rien excepté lui. Habillé de blanc, rayonnant, il arriva comme un messager divin. Le pas empreint d'une adorable timidité, il avançait entre les rayonnages. Son visage possédait une innocence mêlée d'intelligence, preuve vivante que la pureté n'équivaut pas toujours à la crédulité. Il était prince, il savait qu'un jour il devrait gérer le pays ; il en possédait déjà la sagesse nécessaire. En attendant, il accompagnait sa soeur la reine et apprenait d'elle.

Je l'avais déjà vu, mais jamais il ne m'avait paru ainsi. Une espèce d'émotion s'activait entre nous deux sans que je parvienne à la définir tout à fait. Aimais-je vraiment? Je me penchai sur mes sentiments pour le savoir, essayant de décortiquer la complexe mécanique de mon coeur. Ne s'agissait-il pas plutôt d'un profond respect due aux rumeurs mêlé d'admiration? D'une attirance physique passagère, à la rigueur?

Voyons, je ne vais tout de même pas tomber amoureuse...

C'est pourtant ce qu'il se passa, petit à petit, quand il m'adressa la parole. J'ai oublié quel prétexte il avait trouvé pour m'aborder, mais cela aboutit à une conversation passionnée. Je le trouvais doué, éloquent, cultivé. Mais la façon dont commença notre liaison n'est en soi pas intéressante: tous les poèmes décrivent assez ces histoires. L'amour vint, voilà tout. Bientôt Binatang se rendit tous les jours à la bibliothèque pour me retrouver. Il m'expliquait sa profonde admiration de nos ancêtres, de leur mission sur Terre. Aidé par mes connaissances personnelles et le bibliothécaire qui se faisait une joie de fouiller les archives, il passait des heures à étudier leurs histoires. Durant des mois, il étudia le moyen d'envoyer l'esprit angélique dans le cerveau humain. Si les Anges pouvaient accompagner les Hommes à chaque étape de leur vie, ils les aideraient à prendre de bonnes décisions. J'aimais l'implication de mon compagnon dans ce projet, sa persévérance. Je n'attendais de lui ni baiser ni déclaration enflammée: juste sa propre personne, son intelligence et sa tendresse. Parfois il me promettait un mariage grandiose, les yeux brûlants, mais à cette voix passionnée je répondais juste par un regard amusé.

La chute commença un matin où je retrouvai Binatang, les yeux cernés, lisant un épais grimoire très ancien. Il avait travaillé toute la nuit.

"Mais qu'est-ce qui t'a pris?

Il referma l'ouvrage en soufflant:

-Parlons dehors.

Son ton était retenu. Le connaissant, je devinai qu'il réfrénait ses sentiments. Un tourbillon l'habitait, aussi nouveau qu'étrange. Une fois à l'extérieur, mon amant me saisit le bras.

-J'ai trouvé comment faire, déclara-t-il.

-Quoi?

-Comment envoyer les Anges sous l'état d'esprit dans l'âme humaine. Et les garder immortelles.

Je me tus. J'avais déjà imaginé cette hypothèse et réfléchi à ses conséquences, mais celles-ci m'avaient tant effrayée que j'avais préféré ne pas lui en parler. A présent un inquiétant présage planait au-dessus de nous comme une épée de Damoclès. Aurait-il..?

Il m'expliqua:

-Si nous parvenons à concentrer les runes par des biais alchimiques, nous invoquerions les ingrédients nécessaires à la fabrication d'une pierre philosophale à l'état de molécule. Cette molécule peut se joindre directement à l'esprit. Nous faisions fausse route quant au corps, Kebodohan: il ne sert à rien dans le procédé. En fait, il le bloque. Donc il faudrait le...

Il avait trouvé. Je baissai les yeux en sentant la sentence tomber. L'épée de Damoclès me transperçait de part en part. A mon expression, mon amant réalisa:

-Tu le savais déjà..? Tu avais compris qu'il..?

-Qu'il fallait tuer  pour les envoyer sur Terre? Oui. Et je refuse de le faire.
Il me serra dans ses bras, cherchant dans mon regard davantage d'explication. Coupable, je détournai les yeux. Je n'aurais pas dû l'aider dans ses travaux.

-Kebodohan, tu sais que c'est pour accomplir notre quête existentielle que j'agis ainsi. Je veux réaliser ma destinée. Regarde: un monde a besoin de gardiens! Nous sommes nés pour concevoir un univers parfait. Et s'il faut passer par un moment difficile... Je suis prêt.

-Tu vas tuer les tiens!

-Je t'aime. Tu es mon unique amour. Mais si tu te mets en travers de ma route, je n'hésiterai pas."

Son choix avait été fait. Trop tard pour le sauver.

Binatang causa la guerre, le génocide, les cadavres, les larmes. Il força des centaines de soldats à tuer les leurs, il les entraîna dans sa folie sanguinaire. Son Enfer finit par s'effondrer sur lui-même: certains se rebellèrent, causant l'auto-destruction de ses armées. Ce qui devait arriver arriva: il n'y eut plus aucun Ange vivant. Juste lui et moi au milieu d'un champ de ruines. Le Prince s'était réfugié dans son château devenu délabré. Je me rappelle parfaitement cette scène: lui, dans son jardin à l'abandon, ses ailes blanches si couvertes de sang qu'elles avaient pris une teinte sombre. Les yeux baissés, l'Ange déchu avait perdu la raison et ne savait plus comment pleurer. Ses ailes de nuit le clamaient haut et fort: il n'était plus enfant du Ciel, il n'était plus rien.

Je m'approchai de lui à pas lents:

"C'est terminé, mon amour. Tout est terminé.

-Je devais être le colibri, au lieu de ça je suis l'incendie... Toi aussi tu pars?

-Tout ce que tu as fait n'a servi à rien. Les Anges que tu as envoyé sur Terre ne protégeront pas les humains. Ils les hanteront de leurs histoires atroces. Je veux les sauver de ceci. Il est possible d'aller sur Terre comme simple mortelle, à condition de perdre toute sa mémoire. Par conséquent je deviendrai humaine et retiendrai en moi toutes les voix.

Il subit le coup, et dans un souffle il dit:

-Saya sayang awak.

-Qu'est-ce que cela veut dire?

Ses yeux s'emplirent d'une tristesse infinie.

-Cela veut dire "tout va bien".

Il s'agissait d'un mensonge.

-Embrasse-moi une dernière fois, Kebodohan, implora-t-il.

Je lui tournai le dos.

-Non. Vois ce mot comme un châtiment et une trahison.

-Ainsi tu me trahis?

-Au revoir Binatang. Nous nous reverrons. Mais moi, je t'aurai oublié."

Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now