2. Encore du foot!

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Depuis notre effusion à l'aéroport, June et moi n'arrivons pas à nous calmer. Trop heureuses d'avoir enfin pris notre envol, on ne veut plus redescendre. Tout est tellement plus beau vu de notre petit nuage. 

On liste pour la centième fois, tout ce que l'on veut absolument faire en Californie : plage, fête, saut à l'élastique pour moi, tatouage pour elle. La liste est longue et notre voisin dans l'avion n'en peut plus, le pauvre, de nous entendre parler sans arrêt et rire à nos blagues débiles. June, en incorrigible romantique, espère rencontrer sa moitié. Ce n'est vraiment pas mon cas. Réussir mes études me suffit amplement pour l'instant. 

Avec June, nous n'avons pas encore expérimenté grand-chose. Nos parents étant des ultras conservateurs républicains, ils nous exhortaient à rester chastes avant le mariage. Nous avions même dû assister à un bal au bras de nos pères respectifs afin de sceller notre engagement d'abstinence devant toute notre communauté. Retirer ma bague de pureté, avant de monter dans l'avion m'a soulagée. Même si la démarcation blanche sur mon annulaire marque encore son empreinte, elle s'effacera.

Dans un tel environnement, comment June aurait-elle pu révéler son homosexualité ? Personne ne l'aurait acceptée. On lui aurait fait suivre quelque absurde traitement afin de « la remettre sur le droit chemin ». C'est pour ça qu'on s'est tout de suite plu toutes les deux. On s'est reconnu. Chacune obligée d'endosser un rôle qu'elle n'a pas choisi. Des imposteurs, voilà ce qu'on était, mais il n'y avait que nous pour le voir. Depuis le jour où on s'est pris la main, en rang deux par deux, en classe de sixième, on ne l'a plus jamais lâchée. 

June a même préféré venir à Stanford avec moi plutôt que de partir étudier à Harvard. Il faut dire que c'est une vraie tête. Elle pige et enregistre tout en un clin d'œil. A côté d'elle, je ne suis qu'une laborieuse petite fourmi ouvrière.

Installées à l'arrière de notre taxi, vitres baissées, cheveux dans le vent, une bouffée d'excitation monte en moi quand je vois le premier panneau indiquant l'université. J'en ai tellement rêvé. J'y suis presque. Le brouillard dans lequel je vivais s'est totalement dissipé. Les couleurs m'apparaissent comme saturées. Le bleu est plus bleu, le vert plus vert. J'ai presque l'impression d'être éblouie. Je sens les odeurs avec une telle intensité qu'elles m'enivrent. La liberté me tend les bras et je ne vais pas la lâcher.

— Hey ! Regarde, c'est le terrain de foot, crie subitement June.

— Quoi ? dis-je sans vouloir comprendre.

Je sais très bien ce qu'elle a derrière la tête et ça ne rate pas.

— Monsieur, dit-elle au chauffeur, vous pourriez vous arrêtez un instant, s'il vous plaît ? On va jeter un coup d'œil.

— C'est un taxi ! Je te signale que le compteur tourne, dis-je irritée.

On a beau être des privilégiées, je n'ai aucune envie de profiter plus que nécessaire de l'argent de mon père. Mais évidemment, elle sort de la voiture et se dirige vers le stade sans m'attendre. J'ai envie de l'étrangler.

— Allez, arrête de jouer à ta princesse et amène-toi, dit-elle en se retournant vers moi d'un air moqueur.

Elle sait très bien que je déteste qu'on m'appelle comme ça ! Mon père a plus qu'abusé de cette fausse marque d'affection dès qu'il estimait que j'avais rempli correctement ma tâche. Ça allait de la robe que je portais, à la façon dont j'accueillais ses invités, à mon sourire sur une photo parue dans la presse. Je sors à mon tour. June ne fait aucun commentaire à mon approche. Juste un léger sourire satisfait flotte sur son visage, non dénué de tendresse. Je soupire.

— Tu déconnes, la première chose qu'on aura faite, arrivées à Stanford, c'est d'aller reluquer des footballeurs ?!

De deux potiches blondes, voilà de quoi on va avoir l'air.

— Tu exagères, ça n'a rien à voir avec le lycée. Notre équipe est hyper bonne, elle joue en première division. C'est presque le niveau pro.

— Tu es sérieuse ? On est à l'université, on a plus besoin d'être proche de l'équipe de foot pour exister.

Je fais ma rabat-joie. Je sais. Surtout que j'aime bien le foot. C'est juste les footballeurs que je ne supporte pas. Ils se croient tout permis. Dans mon lycée, la plupart d'entre eux était des fils à papa, polis et obséquieux face aux parents et aux profs, et de vrais connards dès que l'occasion se présentait, particulièrement avec les filles. 

Et des occasions ils n'en manquaient pas. Les fréquenter allait de soi, on ne pouvait pas les éviter. Nos parents se croisaient dans les mêmes clubs et s'invitaient les uns chez les autres. Au-moins, mon statut de fille de gouverneur m'a dispensée d'être pom-pom girl pour être populaire.

— En avançant dans les gradins, je suis surprise par le spectacle qui se déroule sous mes yeux. Je suis bluffée même.

— Quel bol, ils ont entraînement ! s'enthousiasme Ju.

Ces joueurs sont vraiment bons. Elle a raison. Rien à voir avec les demeurés du lycée. Ils sont rapides et agiles, leurs passes furtives, leur puissance impressionnante. Je ne sais pas si c'est l'air marin ou sa brise qui souffle dans mon cou, mais je frémis tout à coup. Une onde électrique parcourt tout mon corps. Je ne me rends pas tout de suite compte que je l'observe et le suis des yeux. Je ne sais pas vraiment ce qui a attiré mon regard. 

D'où je suis, je ne distingue que sa silhouette. Je n'ai aperçu son visage que quelques secondes avant qu'il n'enfile son casque. Peut-être est-ce sa façon de se mouvoir dans l'espace ? Si particulière. Un étrange mélange de nonchalance et de détermination habille sa démarche. On dirait que le monde lui appartient. 

Il est certainement en retard car le coach lui aboie dessus. Je n'entends pas ce qu'il lui dit, mais cela n'a pas l'air de le perturber plus que ça. A peine entre-t-il sur le terrain qu'on lui fait une passe. Ses déplacements sont d'une telle dextérité, qu'aucun joueur adverse ne réussit à faire barrage. Ils sont pourtant rapides et déterminés. 

Ce joueur saute, esquive, crochète, effectue des pirouettes avant et arrière. Son jeu de jambes est hors du commun. Ses pieds touchent à peine la pelouse. Ce quaterback est impressionnant. Il remonte le terrain avec vélocité, rien ne semble pouvoir l'arrêter. J'ai du mal à réaliser que je n'assiste qu'à un entraînement tellement la tension a monté. Au moment où il atteint la zone d'en-but, June et moi respirons à nouveau. Nous avions retenu notre souffle pendant toute sa remontée. Prise d'euphorie, June crie :

— Touchdown ! On a une star ! Notre équipe a la classe !

En enlevant son casque, il fait un doigt d'honneur à ses co-équipiers qui l'acclament ou le fustigent, difficile dire, mais c'est du pareil au même. C'est bien un footballeur...

— Tu ne peux pas dire le contraire, le foot muscle tout sauf le cerveau, dis-je agacée par son comportement de roi du monde. Bon ou pas, les footballeurs sont vraiment trop cons. J'ai bien l'intention de les ignorer ! Je ne vais fréquenter que des gens intéressants et cultivés, qui ne pensent pas qu'à faire la fête et au nombre de filles qu'ils ajoutent à leur tableau de chasse. Tu peux être sûre que c'est l'unique fois que je mets mes pieds dans ce stade.

Prête à continuer encore longtemps ma diatribe anti-footballeurs, je le vois brusquement tourner la tête dans notre direction. Il se fige et nous fixe. Mon cœur se met à battre violemment dans ma poitrine. Il semble vraiment nous regarder alors que nous sommes à une centaine de mètres de lui. Il nous a entendu ou quoi ?

— Oups, je l'ai vexé !

June pouffe.

— En tout cas, lance-t-elle, quelle belle entrée en matière ! Les matchs vont être géniaux. Allez viens. Allons découvrir notre super appartement. Je suis sûre que ton père a fait les choses en grand.
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Entre tes Griffes 1 (Publié Aux Éditions HLab)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant