| CHAPITRE 4 |

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Quand on a commencé, on ne peut - malheureusement - plus s'arrêter


TOMÁS

    — Il est là-bas.

    Je touille. Je remue le liquide brun avec ma sucette à la fraise, observe le mini tourbillon s'éteindre lentement lorsque je cesse mon mouvement et tout redevient calme, plat. C'est étrange de voir à quel point la pire des situations peut s'améliorer grâce à l'attente ou l'inverse, comme la tranquillité peut basculer dans l'horreur, comme la vie peut être aspirée par la mort. Je relève la tête et fourre ma sucrerie dans ma bouche. Elle a un goût alcoolisé. C'est plutôt agréable, ça change. Je glisse sur mon tabouret pour faire face à la pièce, les coudes posés sur le bar derrière moi. À côté, Tobías boit le verre que j'ai délaissé, l'expression fermée et en commande deux qu'il abandonne lui aussi sur le comptoir. Un petit cadeau pour deux hommes intelligents... ou presque.

    — Il est en bonne compagnie à ce que je vois.

    Je fais tourner ma sucette dans ma bouche, jouant avec le bâton blanc, le regard malicieux rivé à l'homme roux qui discute avec trois filles toutes plus stupides les unes que les autres. Mais leur physique avantageux fait qu'elles ont attiré l'attention de ce père de famille aux tendances adultères.

    — Il est toujours en bonne compagnie, commente Tobías et c'est à ce moment-là que je remarque la présence de deux hommes baraqués, quelques mètres plus loin, qui surveillent le roux. Ceux-là même à qui sont destinés les verres légèrement empoisonnés posés sur le comptoir.

    — J'y vais ou t'y vas ?

    — Peu m'importe. On le tuera ensemble de toute façon.

    — C'est vrai, ricané-je en quittant mon siège.

    Je fourre mes mains dans mes poches et traverse la salle, le pas confiant et décontracté. Je laisse mon regard dériver sur les formes généreuses des danseuses, les visages gras et laids des spectateurs, les yeux vides des hommes bourrés, les sourires factices des séductrices avant de reporter mon attention sur les trois filles qui tiennent compagnie à Mr Stanislas. Elles jacassent et rient, suivant parfaitement le rôle qui leur a été donné par le gérant de la boite. Ce dernier les surveille de loin. La menace plane sur leurs trois têtes de fausses écervelées. Un rictus s'installe sur mon visage et je me plante devant la table du riche entrepreneur.

    — Je peux ?

    Le roux cesse de parler pour poser son regard perçant, se voulant intimidant, sur moi. Je remercie cette boite d'être aussi sombre : personne ne nous voit clairement. Je garde cependant ce sourire en coin, presque imperceptible qui touche toujours tout le monde en plein coeur, à la fois arrogant et adorable. L'effet est quasiment immédiat : les filles me sourient et commencent à me parler sans se soucier une seule seconde de l'agacement qui se lit sur les traits crispés de Stanislas. Il n'a plus qu'à accepter ma présence sans rechigner. Je jubile. En face, Tobías se retient de rire en voyant la tête du quadragénaire. Il vient d'être mis au second plan en une seconde à peine. J'ai ce pouvoir sur les autres : prendre toute l'attention et transformer l'ancien centre des conversations en fantôme social.

    — Vous avez de jolies demoiselles, souris-je. Vous venez ici souvent ?

    — Dès que j'en ai l'occasion. On s'amuse ici plus que n'importe où, répond Stanislas, ravi d'être inclu dans la sphère intime impressionnante créée par mes soins.

Les Frères Cadalso [ SOUS CONTRAT D'ÉDITION CHEZ GLAMENCIA EDITIONS ]Where stories live. Discover now