A toi qui vis tant d'années plus tard

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Thème (approximatif) du concours : Retour dans le passé. Ce texte a la particularité de se vouloir une courte biographie de la vie de Noir Inayat Khan.


Comment vas-tu ? Je sais que ma question va tomber dans le vide mais, réponds-moi tout de même, au moins dans ton esprit. Comment vas-tu ? Es-tu heureux ? Es-tu libre ? Je te souhaite d'être libre. J'ai tellement lutté pour ta liberté... Je ne dis pas ça pour te brusquer. Tu ne me dois rien bien sûr. C'est simplement que... ça a toujours été mon ultime but : La liberté. C'est sans doute pour ça que j'ai tant aimé la France. Les deux sont indissociables, en tout cas elles devraient l'être, toujours, quelles que soient les circonstances. Alors dis-moi, es-tu libre ?

Donne-moi des nouvelles de Paris ! Je l'ai rencontrée à 6 ans, après avoir connu l'immense Russie et la fourmillante Londres. Elle a été une révélation pour l'enfant que j'étais. J'ai aimé cette ville de toute mon âme. Même lorsque j'ai dû m'exiler, retourner de l'autre côté de la Manche, je ne l'ai pas oubliée. Et lorsque je suis revenue, une joie indicible m'a submergée, une véritable déflagration de bonheur. De toutes les villes qui m'avaient vu grandir, c'était de loin ma préférée. Même en 1943 lorsque j'y suis revenue. Même après tout ce qui s'était passé. Paris avait cette élégance rare, elle portait la souffrance magnifiquement, elle était digne. Fluctuat nec mergitur.

Avant qu'elle ne soit en deuil, avant que tout ne change, alors que je n'étais qu'une simple enfant dans cette ville de lumières, je me souviens avoir bu le thé dans ses immeubles haussmaniens, flâné dans ses parcs avec mes jeunes amies de la haute société et écouté chanter l'incomparable Lucy Arbell à l'opéra Garnier. Et puis la grande Sorbonne m'avait accueilli malgré mon teint, malgré mes yeux noirs et malgré la foi de mes ancêtres. Il faut bien dire que les princesses indiennes et musulmanes ça ne courrait pas les rues en ce temps-là. Elle m'avait appris la science des enfants, à prendre soin d'eux, à les comprendre, à les aimer et à les faire rêver. J'aurais voulu que ma vie ne se résume qu'à cela. J'aurais été heureuse sans doute.

Mais la guerre avait éclaté et en 1939 j'avais tout laissé tomber. Plus rien de ce qui avait pu faire ma vie n'avait plus eu d'importance. Je m'étais engagée. Infirmière de guerre. Au plus près des soldats. Au plus près du courage. Tentant de faire tenir leur chair sur leurs os un jour de plus. Cela n'avait pas suffi. La France avait peu à peu perdu ses hommes, son espoir aussi. J'avais compris que tenter seulement de recoller les morceaux ne suffirait plus. J'avais changé de cap et étais partie en Angleterre. Là-bas j'avais appris, pendant des mois, des années même, j'avais transmis des messages radios, j'avais écouté jour et nuit le grésillement des postes, intercepté des informations confidentielles, j'avais traqué l'ennemi entre les ondes. Pendant 4 ans, je n'avais pas dormi.

Mais un matin, en enserrant mes cheveux dans le casque de radio, j'ai réalisé que ça ne suffisait plus non plus. J'étais trop loin, trop loin du pays qui m'avait accueillie, qui m'avait élevée et aimée. Il m'avait brusquement semblé que, malgré mes bonnes intentions, le résultat était que je restais cachée, bien à l'abri derrière mon poste de radio, pendant que le peuple de France, un peu mon peuple, se faisait étouffer à petit feu. Et cette idée avait fini par me devenir intolérable !

Qu'aurais-tu fait à ma place ? Serais-tu resté ? Ou te serais-tu jeté dans la mêlée, à corps perdu, pour tenter de repousser l'apocalypse ? Ne t'inquiète pas, tu n'as pas à répondre. Personne ne devrait avoir à le faire. Pourtant, mes camarades et moi, nous avons bien été forcé de choisir. Et nous l'avons fait, en notre âme et conscience, en capitaines de nos destins, et en gardiens de nos âmes, comme l'aurait dit Henley.

Et mon choix m'avait parachuté, le 16 juin 1943, au milieu de la nuit embrumée, dans la campagne française avec le reste de mon escouade. Uniquement des hommes, j'étais la première femme de toute l'histoire à être envoyée comme agent de renseignements. Et je peux bien t'avouer que je n'en étais pas peu fière. Malgré moi, malgré le danger et malgré les responsabilités qui nous incombaient, cette nuit-là je souriais. J'étais là, à nouveau sur le sol de mon enfance, prête à le défendre au péril de ma vie. J'avais ravalé mon accent britannique pour articuler à nouveau les charmantes inflexions de ma langue favorite. Et de Noor Inayat Khan, j'étais devenue Madeleine. Sacré nom de code ! Tu ne trouves pas ? Je le chérissais comme une enfant serre sa poupée contre son cœur. C'était futile mais... J'adorais les madeleines, pâtisseries au cœur tendre.

Participations au concours d'écriture de TiboudouboudouCWhere stories live. Discover now