[Partie 1] Chapitre 3 :

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Laëticia ne parlait plus. Le temps passait et la colère qui résidait en elle grandissait, rongeant la petite fille qu'elle était pour en faire un être souffrant et mal dans sa peau.

Son existence n'avait plus de goûts, plus aucun but dans sa ligne de mire. Léa passait de moins en moins souvent à la maison et mademoiselle Penny avait cessé ses cours. Romane et Pierrot, ses deux parents, ne savaient plus comment réagir vis-à-vis de leur fille.

Plus rien ne l'animait, mis à part peut-être sa nouvelle passion, le dessin. À caractères sombres, ses œuvres d'art réalisées avec un simple crayon de bois ne manquaient pas de finesse ni de précision et elle passait plusieurs heures sur chacun d'eux.


Puis, le moment fatidique arriva.

Elle n'avait que dix ans. Mais elle était née un jour de Ménas. Pas d'anniversaire ce jour-là. Simplement des sacs à faire ; un bateau qui l'attendait. Et ensuite, elle ne verrait plus jamais sa famille.

Il y en avait d'autres comme elle. Six, précisément. Six enfants, qui devaient quitter leur famille en ce sombre mois de Février. Mais Laëticia ne voulait pas les voir. Dès le matin, elle arriva dans la pièce de vie, une valise dans chaque main. Dans l'une, de nombreux carnets accompagnés de crayons. Dans la seconde, quelques vêtements censés servir lorsque sa croissance la rattraperait, achetés par sa mère au préalable.

Surpris, ses parents laissèrent tomber leurs cuillères dans leur bol. Ils étaient déjà extrêmement tristes du départ imminent. L'arrivée de l'enfant ne fit qu'aggraver ce sentiment. Elle semblait déterminée à partir, à quitter le foyer familial. Et cela les bouleversait.

Peu de temps après le repas, les trois membres de la famille se trouvaient sur le port, prêts à embarquer. La jeune fille jeta un long regard à l'océan, comme une promesse de duel. Face à cette eau si calme, opposée à leurs cœurs, sa mère fondit en larmes et son père les serra dans ses bras. Tous les trois pleuraient. Tous les trois s'enlaçaient comme si leur vie en dépendait. Tous les trois tremblaient de tout leur corps.

La petite famille allait être dissoute.

– Prends soin de toi ma chérie, lui murmura sa mère d'une voix tendre. Je t'en prie, fais bien attention. Dissimule tes faiblesses pour que personne ne s'en serve contre toi. Reste toi-même et aide les gens autour de toi. N'oublie jamais tes nombreuses qualités et reste fidèle aux principes que nous t'avons inculqué. Soit généreuse et honnête. Accepte l'amour que l'on te donne et que l'on te donnera comme un présent et offre à ton tour attention, amitié et amour s'il le faut. Suis ton cœur ; suis ton instinct. Et... Je t'aime ma chérie.

Laëticia releva la tête vers ses parents, une larme perlant au coin de son œil. Elle s'était promis de ne pas pleurer, mais c'était beaucoup trop dur.

– Moi aussi je vous aime. Papa, Maman ; vous aussi, prenez soin de vous. Mais je vous en supplie, oubliez-moi. Reconstruisez une nouvelle vie. Faîtes un nouvel enfant ; vous le pouvez encore, alors profitez-en. On a été heureux ensemble. Mais vous pouvez l'être davantage. Ne perdez pas la joie de vivre que je vous ai connu. Et encore moins à cause de moi.

– Ma chérie, l'interrompit son père. Tu n'es en rien responsable de ta date de naissance. Tu...

– Ce n'est pas grave Papa. Cela fait longtemps, on ne peut plus rien changer. À part éventuellement notre avenir que nous devons prendre en main pour ne pas qu'il échoue comme un bateau sur le sable. Il s'agit certes d'une page qui se tourne, mais ce n'est en rien la fin de l'histoire. Nous allons prendre des chemins différents qui ne se croiseront plus jamais. Mais sans vous, ma route n'aurait jamais été la même. C'est pour cela que je ne peux pas oublier ce qui a fait de moi qui je suis maintenant. Et je ne peux m'empêcher de penser que c'est la même chose de votre côté.

Elle rejeta l'unique larme à ses pieds avant de reprendre :

– Cela fait maintenant dix ans que vous redoutez ce jour. Ne vous inquiétez pas ; tout va bien se passer. Dans un sens, c'est comme si je prenais mon envol.

Elle adressa un sourire à ses parents, ses seuls proches qu'elle allait bientôt quitter. Ces derniers ne purent s'empêcher de trouver une ironie à la situation. C'était l'enfant qui rassurait ses parents. Mais au fond, qui était le plus inquiet des trois ? Peut-être s'agissait-il de l'ordre légitime des choses...

– Je sais que je suis jeune pour cela, reconnut-elle. Mais nous ne pouvons plus repousser l'inévitable. Vous ferez votre vie ; je ferai la mienne. Je ne serai pas seule et tout ira bien.

Elle resserra son étreinte avant de se reculer.

– Et... je préférerais prendre le bateau seule.

– Ma chérie, s'effondra Romane. Tu es sûre ? Tu ne veux pas que l'on t'accompagne ?! Que l'on t'installe ?!

– Non ; ne vous inquiétez pas. Ainsi, je pourrais me recentrer sur mes pensées. Et puis... ça vous coûtera moins cher.

Un sourcil récalcitrant bondit sur le visage de Pierrot.

– Attends, tu ne dis pas ça pour l'argent j'espère ?!

– Non non ! Bon, il faut que j'y aille.

L'enfant embrassa ses parents qui l'enlacèrent bien fort une dernière fois, l'étouffant presque. Ensuite, elle s'empara de ses deux valises et, se tournant vers le conducteur du bateau, elle embarqua, après avoir caressé la tête de l'un des quatre hippohydres. Il s'agissait d'animaux marins au long cou faisant étrangement penser aux représentations des dinosaures. Ils possédaient une peau luisante aux teintes variées. L'un d'entre eux était bleuté, le second doré, le suivant violacé et le dernier argenté. Leurs grands yeux ressemblaient à des mondes miniatures dont les pupilles rondes vacillaient de droite à gauche.


Une fois installée dans ce carrosse marin, la portière se referma avec violence. Au travers de la fenêtre vitrée, Laëticia planta ses yeux dans ceux de ses parents, le regard neutre. Ce regard, c'était un véritable échange muet. Ce regard, il signifiait un au revoir, un adieu amer. De ce regard émanait l'amour éprouvé ainsi que le regret et la tristesse du fait que leur histoire familiale se termine de cette façon.

Ce regard, ça avait été un véritable échange dans lequel de nombreux messages étaient passés. Jusqu'à ce que le bateau dévie rapidement de trajectoire et alors, tout avait cessé.


Seule dans la cabine du carrosse marin, la jeune fille écoutait le silence, s'apprêtant à ce que toute sa vie change. Nouveau lieu, nouvelles personnes. Nouvelle solitude. Le silence emplissait ses tympans et elle sut que c'était ce qu'elle entendrait sans arrêt ces prochains jours. Ou plutôt ces prochaines semaines ; ces prochaines années. Toute sa vie.

Se concentrant davantage, elle perçut le son de l'eau sur laquelle l'embarcation glissait avec calme.

Le conducteur du bateau aurait pu lui dire un mot, au moins par compassion, devinant sans difficulté la situation d'une simple enfant de dix ans se rendant sur Setchâ. Mais non. Au lieu de cela, il se mura dans un silence pesant.

Lorsqu'ils furent arrivés aux alentours de l'île animalière, l'homme manœuvra puis fit descendre la jeune fille, encadrée de ses deux valises, sans prononcer le moindre mot, toujours aussi horriblement muet qu'une tombe.

L'enfant descendit donc, portant avec difficulté ses affaires de ses petits bras menus. Ne sachant pas où aller, elle marcha vers la forêt, se perdant rapidement au milieu des arbres. Le sol en mousse à ses pieds lui faisait un drôle d'effet qu'elle ne connaissait pas encore. Comme un tapis naturel s'accrochant sous ses petites chaussures. Soudain, elle évita de peu un reptile qui se torsadait non loin d'elle.

Laëticia entamait définitivement une nouvelle vie. Seule. 

Octo/ tome 2 • L'appelWhere stories live. Discover now