[AT] - A la croisée des chemins

45 5 20
                                    

Pas un bruit, alors que je quitte mon lit. Pas un bruit alors que je me balade dans les couloirs déserts de la cathédrale. Pas un bruit alors que je monte les escaliers, débouche au rez-de-chaussée.

Tant d'apparats. Tant d'ornements. De l'or, des bijoux, des tableaux, des fresques, des statues, tout ce que le vieux a jamais aimé est ici.

Moi ça me dégoûte. Des ornements construits sur les os des damnés, oui. Cette statue, celle des traîtres, où je figure. A côté, la Cheffe d'Orchestre, honorée alors qu'elle a essentiellement commis les mêmes "crimes" que moi, sauver ceux qu'elle aimait.

Qu'est-ce qui nous différenciait, Cheffe ?

Toi et ton regard de glace, pourquoi as-tu été pardonnée ? Parce que tu es morte, parce que tu étais une martyr ? C'est ça, hein ? Si tu étais restée en vie, tu aurais été traquée comme une chienne. Comme moi. Traquée, jetée en prison, par les Monokumas et leurs ennemis, qu'est-ce que ça change.

Tous des salauds.

Je me détourne de la statue, amer, et poursuit ma promenade nocturne.

C'est là que j'entends un son. Un sanglot. 

Qui pleure dans la cathédrale à cette heure-ci ? Ça vient d'au-dessus de moi. Des combles. Superbe, encore un escalier à monter. Ils ont pas conscience de mes problèmes de santé, eux.

Enfin, je ne vais pas laisser quelqu'un pleurer sans rien dire. Je suis peut-être un ancien Monokuma, mais j'ai une âme.

Je monte les marches, à mon rythme. Les pleurs ne cessent pas. Pire, lorsque je débarque finalement au sommet, ils se sont fait plus forts. Je reconnais cette voix.

C'est Konrad. L'Ultime Développeur.

Je m'approche, mais je crois bien qu'il ne m'a pas entendu. Il est prostré là, à pleurer, pleurer. Et entre ses gémissements, j'entends quelques mots. Du polonais ? Peut-être. J'ai bien quelques notions d'allemand, apprises pendant ma fuite, mais c'est tout.

Je reconnais malgré tout quelques mots. "Papa". "Maman".

Il y en a qui ont bien de la chance. Moi, je suis seul. Pas de papa, pas de maman pour m'attendre à la maison. Ma seule famille est ici, dans cette Cathédrale, et elle a bien assez à faire pour réellement renouer avec moi.

Hein, Ichiko ?

- Salut.

Superbe entrée en matière, Evelyn Lehrer. C'est comme ça qu'on salue un gars prostré au sol en train de pleurer, et que nous on est juste remplis d'une jalousie injuste. Mais, après tout, suis-je censé en avoir quelque chose à faire de ce qui est juste ou non ?

Il sursaute, glapit, et se réfugie dans les ombres. Mais je l'y suis sans réelle difficulté.

- Laisse-moi tranquille ! gémit-il.

- C'est dangereux d'être seul la nuit. Sauf si on veut mourir.

- Pourquoi t'es seul, toi, alors ?

- Je te ramène à ma seconde phrase.

Il gémit. Se lève. Et m'attrape par les épaules. Un instant, je crois ma dernière heure arrivée. Il ne faut pas croire, malgré ses airs de gosse, Konrad Mec est plutôt grand. Par rapport à moi.

Mais tout ce qui sort de sa bouche est...

- Meurs pas. S'il te plaît. Reste...reste avec moi.

Vous savez, on ne comprends pas toujours ce que l'on fait. Pourquoi me suis-je retourné contre les Monokumas ce jour là ? Pourquoi ai-je accepté la main du Juge ? Pourquoi ai-je laissé Ichiko m'enlacer alors que je ne la connaissais pas ?

Pourquoi suis-je resté toute la nuit avec Konrad Mec ?

Peut-être parce que c'est la première fois, depuis des années, qu'on m'a demandé de rester plutôt que de partir.

On a parlé de sa famille. J'ai parlé de ma vie, sans filtre. Il ne m'a pas jugé. Il était fasciné. Il m'a plaint. Il a grimacé lorsque j'ai décrit mes opérations. M'a pris les mains lorsque j'ai parlé de mes parents biologiques.

On a parlé de son talent, de sa vie, je l'ai félicité. Il m'a avoué ce qu'il avait fait, et j'ai trouvé ça plus qu'admirable. A -t-il réellement travaillé avec Thibault Laangbroëk ? J'en doute. Mais ça avait l'air de lui faire si plaisir.

On a parlé naturellement.

Et c'était agréable.

Je l'ai raccompagné à sa chambre.

Il m'a remercié.

...

Maintenant je contemple son corps au sol, et je n'entends qu'une voix qui me dit "comment as-tu pu l'aimer ?".

Mais cette voix, cette maudite voix, n'entendra jamais ma réponse.

Comment n'aurai-je pu ?

Recueil de nouvellesWhere stories live. Discover now