Passer le flambeau

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Owen Lindéfiel, anciennement Owen Félicia Stéphanie von Garas, était assise dans l'herbe face à une large plaque de marbre blanc dépourvue d'inscription d'environ deux mètres cinquante sur un mètre cinquante. Des fleurs jaillissaient des bords de la plaque en magnifiques bouquets de toutes les couleurs qui pétillaient dans les vieux yeux de la vénérable femme.

Son corps était vieux. Très vieux. Des rides déchiraient son visage, ses mains noueuses tremblaient, et même ses yeux et ses oreilles de demi-elfe avaient subi les ravages du temps; Elle qui jadis voyait avec une précision chirurgicale, discernant les moindres détails, et entendait une mouche voler à plusieurs mètres de distance, à présent son champ de vision était étréci et elle devait parfois demander à son interlocuteur de répéter ce qu'il avait dit.

Pas qu'il reste beaucoup de personne à qui parler. Ses arrières petits enfants étaient partis depuis des années et des années. Elle avait entendu dire qu'Omors, ce jeune fringuant, s'était engagé dans la piraterie et était mort au combat. Cela l'avait grandement attristée. Encore une fois....Sa descendance mourrait avant elle.

Cela avait commencé des décennies auparavant, lorsqu'elle et Ylline avaient retrouvé leur fille, Héloïse, morte sur le champ de bataille, serrant contre elle ses deux enfants. Le mari d'Héloïse étant mort, les deux femmes avaient élevé leurs petits enfants comme leur propre progéniture.

Puis leur seconde fille avait succombé à la peste, gémissant durant des heures en compagnie de ses mères avant de rendre son dernier souffle. A l'époque, Owen s'était maudite mille fois de ne pas avoir réussi à la sauver, impuissante alors que sa magie déraillait et refusait de fonctionner.

Puis ça avait été le tour d'Ylline elle-même.

Owen déglutit, et essuya ses yeux desquels commençaient à perler de grosses larmes . Des yeux qui restaient fixés sur la plaque de marbre blanc. la tombe. Sa tombe. Celle de sa bien-aimée, de sa femme, de celle qu'elle aimerait à jamais et pour toujours, de celle qu'elle avait vu périr sous ses yeux comme tous ceux qu'elle avait aimés.

La vieille femme en voulait à la mort. ELle en voulait à la vie. Jadis, alors qu'elle était une vampire, elle avait vu son père, ses frères et deux de ses sœurs sauvagement assassinés par Seklys l'elfe qu'elle avait elle-même sauvé. Elle avait vu les corps démembrés, elle avait senti le sang gicler sur son corps d'enfant, elle avait senti la rage l'envahir. Elle avait affronté face à face cette créature qui osait se nommer elfe. Elle l'avait détruit, elle l'avait démembré à son tour, déchiré, massacré.

Elle avait dû partir ensuite. Voyager dans le Sud. Rejoindre son oncle et sa tante alors que sa folie s'amplifiait. Combattre cette même folie. Puis abandonner en voyant de vulgaires paysans transpercer les derniers membres de sa famille à coup de piques sans même que ces derniers ne se défendent.

Seule. a nouveau seule. Seule durant un millénaire entier. Ni la compagnie de son serviteur silencieux et distant, ni celle des voix dans sa tête ne lui suffisait. Elle avait essayé de combler cette solitude en domestiquant des goules. En les utilisant comme ses chiens de chasse. Mais cela n'avait pas marché. Elle voulait sa famille. Elle voulait des amis.

Elle avait trouvé des amis. Drake, Talienka, Thorgrim, Kalgar, Agun, Lilienth...

Et c'était là qu'elle s'était retrouvé impuissante pour la première fois. Totalement impuissante alors que Kalgar tombait, transpercé par les lames des spectres au fin fond des catacombes d'Arenar. Totalement impuissante alors que Talienka avait juré de se venger au prix de sa propre vie, avait juré de se détruire pour détruire le grand dragon.

Elle avait pensé qu'elle ne sentirait plus jamais ce sentiment d'impuissance si elle agissait; Si elle sauvait Talienka de sa spirale de haine et de culpabilité. Elle avait essayé de briser le cycle, de sauver celle qu'elle considérait déjà comme sa mère.  Elle s'était sacrifiée.

Mais cela n'avait pas suffi. Au final, des décennies plus tard, le bilan était bien sombre. Sa mère, morte de vieillesse, son père mort de dégénérescence. Et Ylline....Ylline qui reposait sous cette plaque de marbre sans inscription encadrée de belles fleurs de toutes les couleurs.

Le seul point blanc de toute cette histoire était son apprentie, la petite Sania, une jeune fille venue lui demander de lui enseigner la magie. Et c'était ce qu'Owen avait fait. Trois ans durant elle avait appris autant de choses qu'il était possible d'apprendre à cette fille. Elle l'avait formée, en avait faite son apprentie, et sa successeure au poste d'Archimage. Maintenant la jeune fille était partie, et Owen était à nouveau seule.

Pas pour longtemps. Il lui restait si peu de temps...

Malgré sa solitude, malgré la souffrance, malgré ses malédictions, malgré que tous meurent devant elle, elle aimait la vie. Elle adorait la vie. Elle ne voulait pas partir.

Elle se leva en s'appuyant sur sa canne, les membres lourds et rigides, ses mains noueuses serrées autour du bâton comme si lâcher signifiait mourir.  Elle était si faible. Pathétique. Même plus capable de lancer le moindre sort.

Son oreille de demi elfe se tendit. Des pas. Quelqu'un approchait. Déjà ? C'était bien tôt. Son coeur se mit à battre plus fort. Ô comme elle aimait la vie. Mais cela faisait des années, des années et des années, depuis la mort d'Ylline, qu'elle savait qu'elle mourrait aujourd'hui.

Elle avait été stupide, elle le reconnaissait sans complexe à présent. Elle avait tant souffert de la mort de son épouse qu'elle avait tout fait pour savoir quand elle même mourrait. Elle s'était sentie trop lâche, trop faible pour mettre fin à ses jours. Alors elle avait employé la magie de prophétie. Cette même magie qui avait prédit le retour de Fraarg le Seigneur de la Fin des Temps, cette même magie qui avait prévu le génocide elfe, cette maudite magie.

Cette maudite magie qui ne lui avait laissé aucun doute sur son sort en ce jour.

Trente squelettes, vêtus de grande armures épaisses et brillantes, entrèrent dans la clairière, encerclant la vieille femme. Tous serraient dans leurs mains de larges épées qui, à la manière dont la lumière se reflétait sur elles, ne pouvaient être qu'enchantées.

Owen sut immédiatement qu'elle n'avait pas la moindre chance. Elle était vieille. Fatiguée. Alors, lorsqu'un homme de très haute stature, à la peau cuivrée, le crâne rasé, la barbe noire et longue, sculpté comme une divinité et portant à sa ceinture les deux khépeshs de l'Archinécromancien, entra dans la clairière à son tour, elle se contenta de se décaler un peu de la tombe.

Son sang ne devrait pas tâcher les jolies fleurs et la marbre blanc.

- Cela fait longtemps que je te cherche, vieille idiote. Pourquoi avoir cessé de te dissimuler ?

Sa voix était lourde. Puissante. Imposante. L'Archinécromancien, de son vrai nom Yran, ancien pilleur de tombe ayant conquis tout un Empire, n'avait pas volé sa réputation d'homme le plus terrifiant du monde, au delà même de celle que l'on nomme la Reine Sanglante, Yrgtor Ière. Pourtant, en le voyant, Owen se contenta de sourire d'un air particulièrement insolent. Cet homme n'était qu'un gamin pour elle.

- Comme ça. Par pur plaisir de te voir venir prendre le thé dans ma maison.

Il gronda. Et s'avança. Elle savait qu'il brûlait de lui cracher des insultes au visage, de la tuer lentement et avec délectation. Mais elle était vieille. Très vieille. Trop vieille. Le moindre coup risquait de la tuer.

Alors elle sourit. Il dégaina un de ses képeshs, et l'abattit.

Un cri déchira le silence de la matinée. Puis Owens 'effondra au sol alors que son sang se répandait sur le sol. Allongée sur le dos, elle regardait le ciel. Puis observa la tombe de marbre blanc. Elle tendit la main, dans l'espoir de la toucher une dernière fois, mais déjà sa vision se troublait. Elle se força à déplacer sa vieille carcasse, jusqu'à toucher du bout des doigts le marbre blanc.

- Je...J'arrive....Ylline...

Le képesh frappa à nouveau.

Recueil de nouvellesWhere stories live. Discover now