Enfants de la Forêt, levez-vous !

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Un souffle court, des mouvements rapides. Bondissant dans la forêt, évitant racines et branches, une immense silhouette noire, un loup haut comme un homme, avance. La tête barrée de cicatrices, portant une armure faite d'ossements, une épée attachée à sa ceinture, d'aucun le diraient monstre, et certains l'appellent un sauveur.

Mais ce soir, il apporte des nouvelles funestes.

Alors il bondit, il court, il ignore la nature se dévoilant derrière lui. Il ignore le sang qui le recouvre, tâche son poil d'un noir parfait. Il ignore les larmes qui jaillissent de ses yeux, lui, le plus redoutable des chasseurs. Il ignore tout cela, car il a une mission plus importante que ses états d'âme.

Sa patte plonge dans un ruisseau, soulève de l'eau. Aussitôt les oiseaux se taisent. Il y est presque, il suffit de bondir une dernière fois, et le voilà dans une grande clairière, remplie tout à fait par des huttes, des tentes, et toutes sortes d'abris de différentes tailles, construits d'ossements, de peaux, du sang de leurs congénères. Au sein de ce campement, des bêtes, par dizaines, centaines, toutes ou presque au poil blanc.

Dulmar'Shok.

Le Rassemblement des Clans.

Le loup retrousse les babines, montre ses dents aux deux gardes surpris. Deux daukorns, un bouc et une chèvre, mais leur poil n'est pas blanc, loin s'en faut. Des réfugiés.

- Je demande audience au Seigneur de la Forêt, le Champion de la Ruine !

Les daukorns le jaugent, armes tirées. Ils observent le sang sur son pelage, la peur dans ses yeux. La douleur aussi.

- Énonce ton motif, grognent-ils en raclant leurs dents l'une contre l'autre.

- Je viens...je viens du clan du Ruisseau Perdu. Nous avons été exterminés. Je suis le seul survivant. Je m'appelle Arnulf.

Les deux gardes se jettent un regard  alarmé. Et pour cause. Le clan d'origine du loup est le plus grand que l'on puisse trouver à l'ouest du Fleuve de Vie. Le plus grand et le plus puissant.

Un pas se fait entendre, mais ce n'est pas une des leurs. C'est une petite femme, aux cheveux argentés, à la peau d'une pâleur mortelle, vêtue comme une des leurs, mais ça n'est pas une des leurs. Lorsqu'elle parle, sa voix est bien trop douce :

- Le Seigneur de la Forêt a entendu ta requête. Il t'accorde une audience.

Le loup hésite. Jauge cette petite créature chétive aux oreilles pointues.  Que fait-elle au sein de la Dulmar'Shok ? Il retrousse ses dents, les montre à la jeune femme qui, d'un second regard, porte l'habit du chaman.

- Qui es-tu, proie ?!

- Mon nom n'a que peu d'importance. Je ne suis que la Voix du Seigneur. Suis-moi, Arnulf du Ruisseau Perdu.

Elle se retourne, le plante là. Alors il s'avance, suit cette minuscule créature, chétive, ridicule, si semblable à ceux qui, la veille, se gorgeaient du sang de sa famille, de ses amis. Ce n'est que de justesse que le loup se retient de lui broyer la gorge, tout empli de haine qu'il est.

Ils arrivent au centre de la clairière. Là, un autel se distingue, se dressant vers le ciel. Un crâne de cerf posé sur quelques branchages, pierres et armes volées, offrandes au Seigneur, au Dieu et aux Dieux.

La chamane s'agenouille face à l'autel, ferme les yeux.  Le loup, intimidé par la taille de l'autel, par l'énergie qui s'en dégage, s'installe à ses côtés.

- Le Seigneur écoute. Choisis tes mots avec soin, Arnulf du Ruisseau Perdu.

Le loup hésite. Se lèche nerveusement les babines. L'air se fait lourd, sombre, les autres habitants du campement s'éloignent prudemment de l'autel. Il observe le crâne de cerf, les deux orbites qui le fixent. Puis le fier loup s'incline jusqu'à ce que son front touche le sol.

- Seigneur....Mon clan n'est plus. Il a été tué par ceux de l'Ouest. 

Un silence glaçant lui répond. Un silence plein d'une sourde qu'il perçoit difficilement. La chamane ouvre la bouche, mais lorsqu'elle se met à parler, le son n'a plus rien à voir avec la voix douce, désagréable qui s'en échappait jusqu'alors. A lieu et place, une respiration chuintante, un son plein de rage, une voix parlant en un mot, plusieurs. Et alors le loup comprend qu'il est en présence du Seigneur :

- Lugos.

- Mort, Seigneur. Terrassé par le chef des inquisiteurs. J'ai vu....j'ai vu son corps flétrir et disparaître sous mes yeux, de la lame de cet homme cruel.

- Homme.

- Il s'appelle....il s'appelle Mendele, Seigneur. C'est le maître de la forteresse construite sur le Ciel.

- Survivants ?

- Je...suis le seul.

Le loup déglutit. Face à ce petit morceau d'elfe qui lui parle de la voix du Seigneur, il ne peut que se sentir...étranglé. L'air, lourd, ne pénètre qu'à grand peine ses poumons, les contours des objets se font flous. Et pourtant il demeure en prière, il demeure en imploration.

Il a vu son clan être décimé.

Il a vu sa famille périr des mains de ce même homme qui a tué son dieu.

Il a été laissé pour mort, abandonné, oublié, comme une bête qui n'aurait que si peu d'importance.

Son cœur réclame vengeance.

Son âme réclame honneur.

Son corps réclame leur chair entre ses dents.

Sa main réclame leur cœur.

L'air se fait plus normal. La chamane cligne des yeux, inspire profondément. Sa voix est à nouveau ordinaire. Le Seigneur les a quittés.

- Arnulf du Ruisseau Perdu. Le Seigneur de la Forêt, Champion de la Ruine, appelle la Harde à se venger. La mèneras-tu ?

- Pourquoi moi ?

Elle un grand sourire qui ne contient pas une once de joie.

- Le Seigneur sait ton corps fort, et ton âme juste. La mèneras-tu ?

- Et j'aurai vengeance ?

- Sur eux, et sur tous les hommes de l'Ouest.

- Je mènerai la Harde.

Le sourire se transforme, se fait plus doux. Elle se lève, pousse un cri bestial pour appeler la Dulmar'Shok, et lui, il ne peut qu'observer ce monstre, celle qui n'est pas une bête, celle qui appartient aux traîtres, aux briseurs de traités, aux peuples de l'Ouest et du Nord. Elle se dit voix du Seigneur, et cela il ne peut le réfuter.

Alors, d'où vient cette sensation désagréable ?

- Enfants de la forêt, proclame-t-il de sa voix la plus forte, levez-vous ! Aujourd'hui sera marqué dans les légendes à jamais ! La Harde reprendra la forêt !

- Mort aux traîtres !

- Mort aux voleurs !

- Mort aux envahisseurs ! A mort ! A mort !

Le loup tire son épée, la lève haut. Une magnifique arme, faite d'un os si rare, celui d'un dragon.

- Je vous mènerai ! Nous brûlerons leurs châteaux ! Nous tuerons leurs ducs et rois, nous libérerons ceux des nôtres qu'ils ont couvert de chaîne ! Nous quitterons la forêt, nous irons jusqu'à l'Ouest lointain, nous massacrerons leurs villes dont ils sont si fiers !

Un hurlement lui répond, un hurlement béni.

La Harde part en chasse.

- Le Seigneur est avec nous ! Entonnez son nom !

Mille hurlements, mille voix lui répondent de cette foule massée autour de l'autel. Et à cet instant, Arnulf du Ruisseau Perdu devient Arnulf le Maître de la Harde.

Derrière lui, la Voix du Seigneur n'a pas perdu son sourire.

Recueil de nouvellesWhere stories live. Discover now