Petit meurtre au manoir

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L'horloge, dieu sinistre, effrayant et impassible, faisait lentement tourner son doigt menaçant autour du cadrant. La cloche sonna. Il était vingt trois heures dans le Manoir. Cela faisait exactement une heure et vingt huit minutes que le propriétaire des lieux, Gottfried Wagner, avait été retrouvé dans la salle à manger à l'occasion d'une réception spéciale où avait été invité une part du gratin de la haute société allemande.

Réception où était invité le désormais célèbre inspecteur Lazar Vachter, qui se devait à présent de défendre sa réputation. Ainsi, le front appuyé contre une des grandes fenêtres de la salle à manger, il réfléchissait, retirant et remettant son chapeau à intervalles réguliers. Il n'était pas bien vieux, la trentaine bien entamée, mais des cheveux blancs se faisaient déjà voir sous ses touffes noires.

Il sortit son revolver Iver Johnson 1910 et joua distraitement avec, ressassant la soirée. Il se souvenait de chaque détail, qualification obligatoire dans son métier.

Lui et son assistant, Alfred Winterspell, un jeunot un peu benêt mais avec du potentiel, étaient arrivés le soir au manoir, à vingt heures trente quatre et trente deux secondes environ. Immédiatement, ils avaient été accueillis par Flora Otto, la jeune, très jeune servante du Manoir. Lazar ne lui avait pas donné dix sept ans, et il était même probable qu'elle n'en ait en réalité que seize, la rendant de fait majeure depuis très, très peu de temps. Elle les avait conduit dans le Manoir et avait fermé la porte à clé derrière elle. Car ils étaient arrivés les derniers.

A vingt heure trente huit et douze secondes, Lazar et son assistant avaient donc pénétré dans l'immense salle à manger et fait la connaissance de Gottfried Wagner et son épouse, Charlotte. Avant d'accepter leur invitation, l'inspecteur s'était renseigné sur ce couple, et avait notamment découvert que Monsieur Wagner avait jadis été accusé du meurtre d'un dénommé Hector Waldener,  mais innocenté grâce à la plaidoirie et aux preuves de sa non culpabilité établies par un autre invité de la petite soirée, Patrick Wolffhart, célèbre écrivain et non oins célèbre détective.

L'inspecteur retourna au présent en décollant son front de la vitre froide avant de sortir un cigare de sa poche et de l'allumer.

Comment en était-on arrivé là ?

A vingt heure trente neuf et huit secondes selon la grande horloge, il avait serré la main des trois derniers invités de la soirée, Oliver Pohl, un riche magnat du charbon mais controversé pour son utilisation d'enfants dans ses mines, et Balduin, qui refusait de donner son nom de famille. Deux hommes atypiques. La dernière invitée quant à elle avait été mobilisée par Alfred toute la soirée, car le jeune homme semblait l'avoir prise en sympathie. Il s'agissait d'une très, très jeune veuve, et incroyablement riche, nommée Naomi Linderberg.

A vingt et une heure quinze et cinquante huit secondes, Gottfried Wagner était monté sur une chaise et avait ordonné à Flora d'amener un objet spécial. Les minutes étaient passées très lentement, puis à vingt et une heure et vingt sept minutes, les lumières de la salle s'étaient coupés. L'obscurité avait régné durant cinq minutes, puis tout s'était rallumé, dévoilant le cadavre de Gottfried Wagner, pendu au plafond.

Lazar commença à marcher. Il réfléchissait tout en jetant un œil aux suspects et surtout au corps, recouvert d'un drap blanc. Son problème n'était pas d'avoir trouvé le coupable. Seule Flora était hors de la salle lorsque le meurtre avait été perpétré, elle était donc la seule à avoir pu lancer la corde. Non, le problème se situait davantage dans les éventuels complices qu'elle pourrait avoir en bas. Car dans le noir total, impossible pour elle d'enrouler le nœud coulant de la haut. Elle avait donc un ou deux complices.

Il soupira et prit une grande bouffée de son cigare avant de passer sa main dans ses cheveux, son prevolver toujours en main. Il aurait préféré éviter cela, mais il n'avait plus le choix. Il allait devoir interroger le jeune servante devant tous les autres, en espérant qu'elle aurait une attitude envers ses complices qui permettrait à Lazar de les démasquer. Du moins l'espérait-il.

- Flora ? Venez vous asseoir sur la chaise s'il vous plaît.

Elle acquiesça, le visage pâle, tremblante, et vint s'asseoir. Il marmonna en l'observant. Elle était vraiment jeune, et sa tenue de servante lui donnait un air presque enfantin. Elle était belle, cela ne faisait aucun doute. Le genre de jeune fille adorable à laquelle on trouve un bon parti en quelques minutes dans la plupart des villages d'Allemagne. Ses grands yeux noisette fixaient l'inspecteur avec un brin de peur. D'un geste nerveux, elle remit ses cheveux roux derrière son oreille droite.

L'inspecteur aurait eu du mal à croire que sous cette jolie petite pouvait se cacher une meurtrière. Il jeta un œil à l'horloge. Vingt trois heures douze. Le doigt du dieu continuait de tourner, et le tic-tac à rythmer le silence profond de cathédrale dans laquelle la salle à manger était plongée.

Il se rapprocha de la jeune servante, et déclara d'un ton qu'il espérait assuré, mais qui était un peu rauque, tout en tirant sur son cigare :

- Flora, je pense qu'il est désormais inutile de nier. Vous étiez la seule parmi nous à être hors de la salle durant la coupure. La seule qui aurait pu appuyer sur l'interrupteur. Vous êtes donc nécessairement la coupable.

Elle baissa les yeux sous les regards accusateurs des autres convives.

- Mais vous n'êtes pas la seule coupable, poursuivit l'inspecteur en se rapprochant d'elle. Le meurtre a été exécuté de telle manière qu'il vous fallait un, voire deux complices. Alors soyons honnêtes entre nous désormais, Flora. Qui sont vos complices ?

Il s'avança encore, se retrouvant presque devant elle. Il la dominait, lui debout et elle assise. A ce moment, c'était lui qui menait la partie, lui qui tenait les cartes, et lui qui arrachait les masques pour établir la vérité.

Puis tout bascula.

Sans qu'il ne puisse faire un geste, elle attrapa le manche de son revolver, et lui rracha des mains. Il recula en écarquillant les yeux, effrayé à l'idée qu'elle se mette à tirer partout, à abattre les convives.

Mais ce qu'elle fit fut tout autre. Car elle se contenta de sourire, et enfonça le canon de l'arme dans sa tempe.

Tout se figea. L'horloge, dieu cruel, avait cessé de tourner, ou bien si lentement que nul ne pouvait le voir. Comme dans un cauchemar, Lazar Vachter vit le grand sourire de Flora, les larmes qui roulaient sur ses joues,  son expression proche de l'extase. Il vit les autres convives comme frappés par la foudre. Il les vit figés tout autant que lui. Il vit Flora sourire encore plus. Il vit à quel point elle était vraiment jeune. Le nombre d'années qu'il lui restait à vivre, le nombre d'expériences qu'elle pourrait connaître, la valeur de sa vie lui apparut à cet instant précis, face à ce sourire, ces yeux fermés, ces larmes qui coulaient, coulaient. Le doigt progressait, appuyait, lentement, très lentement, avec une lenteur insoutenable même. Vachter vit une dernière fois le sourire.

Détonation.

Le monde, laissé immaculé par la mort de Gottfried Wagner, homme trouble, fut soudain souillé par un éclair de sang. Du sang qui recouvrait le sol.

L'horloge repartit lentement, rythmant à nouveau le monde de son tic tac, comme si ce qu'il venait de se passer n'avait été qu'un éclair et que le temps devait continuer.

Et le corps s'effondra au sol.

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