XII

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Dès le lendemain matin, Mr Stephens fut l'unique sujet de discussion des Campbell. La veille, au bal des Pearce, le gentleman irlandais avait distingué parmi toutes les jeunes femmes en âge d'être mariées la protégée des Campbell en lui accordant trois danses sur les quatre auxquelles il avait pris part. L'autre danse avait été partagée avec Miss Campbell, la fille du colonel et l'amie intime de Jane. Mr Stephens avait d'ailleurs longuement conversé avec cette dernière lors du souper qui avait été servi.

Mrs Campbell, lors du petit-déjeuner, affirma que Jane recevrait très vite une demande en mariage. Un gentleman ne pouvait décemment danser à trois reprises avec une demoiselle sans avoir derrière la tête l'idée de l'épouser. C'était d'ailleurs ce qui lui était arrivé dans sa jeunesse. Lors d'un petit bal à la campagne, le colonel et elle avaient dansé à plusieurs reprises et son futur époux l'avait demandé en mariage un mois après cet événement.

Contrairement à son époux, Mrs Campbell n'était pas la fille d'un propriétaire prospère. Elle avait grandi dans un petit village du Wiltshire où était établie sa famille. Son père était un petit médecin qui possédait une maison dans le bourg, mais aucune terre. La future Mrs Campbell avait grandi en fille unique. Elle avait bien eu trois frères, mais aucun d'eux n'avait dépassé l'âge de deux ans avant de rejoindre le Tout puissant. Mrs Campbell parlait peu de ses parents : sa mère était morte en couche en donnant naissance à son dernier garçon mort-né et son père avait suivi les siens dans la tombe quelques mois avant la naissance de Catherine.

En ayant connaissance de l'histoire de la petite Jane, Mrs Campbell n'avait pas pu s'empêcher d'y trouver des ressemblances avec sa propre histoire. Elle aussi avait peu connu sa mère, mais elle avait eu la chance d'avoir un père aimant. Elle avait de suite éprouvé de l'affection pour la jeune orpheline en l'accueillant dans son foyer. L'incapacité de lui donner une dot était d'ailleurs un crève-cœur pour cette femme généreuse. Elle non plus n'avait pas été richement dotée, mais cela n'avait pas été un obstacle à son mariage avec le colonel. Elle avait foi en l'amour qui pouvait unir deux êtres, qu'importe la fortune de l'un et de l'autre. La perspective de voir sa Jane chérie épouser l'héritier d'un domaine en Irlande ne pouvait que la réjouir. Certes Jane serait loin d'elle et du reste de la famille, mais elle n'aurait pas à faire cet horrible métier de gouvernante. Souvent, elle avait pu constater que des connaissances qu'elle considérait comme des gens exquis étaient en vérité des tyrans avec les gouvernantes qu'ils prenaient à leur service. Elle ne pouvait imaginer qu'on puisse traiter aussi mal une gouvernante et encore moins sa chère Jane.

Lors de ce petit-déjeuner, on assura à Jane qu'il n'y avait plus aucun doute à avoir sur l'inclination de Mr Stephens. Il avait prouvé devant tout le monde qu'il était amoureux de la jeune femme originaire du Surrey. Après ce repas, Jane et Catherine se réfugièrent dans leur petit salon, tandis que leurs parents étaient occupés à rendre des visites. Catherine ne masqua pas sa joie à son amie et l'invita à lui confier ses sentiments sur cette situation inespérée. Mais Jane, contre toute attente, ne fut pas aussi démonstrative dans l'expression de ses sentiments. Mr Stephens était certes un gentleman qu'elle estimait. Elle avait pris beaucoup de plaisir à danser avec lui, mais aussi à converser. Mais les émois de son cœur étaient encore incertains.

- J'ai beaucoup d'estime pour Mr Stephens, avoua-t-elle. Mais je ne saurais dire si j'éprouve pour lui autre chose.

- Comment donc Jane ? s'indigna son amie. Vous ne pouvez être sérieuse en disant cela. Je n'ai pas plus d'expérience que vous en la matière, mais en vous voyant danser avec Mr Stephens j'ai su ce qu'était l'amour qui lie deux êtres.

Jane ne put refreiner un petit rire qui n'avait rien de moqueur.

- Oh ! Ma chère Cathy, comment pouvez-vous être certaine que deux êtres puissent être liés par des sentiments seulement en les observant danser ?

JaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant