Jane

IV

Le souper organisé par les Osborne avait été plus qu'acceptable, sûrement grâce à la présence de gentlemen désireux de s'amuser et aux talents insoupçonnés de la maîtresse de maison pour recevoir. Mrs Osborne n'avait certes pas une conversation agréable, néanmoins elle avait veillé à ce que personne ne s'ennuyât en dépit de la mauvaise humeur de son époux.

Le seul défaut de la soirée avait été le jeu catastrophique de Miss Stephens qui n'avait fait aucun progrès en musique. Heureusement Catherine et Jane avaient livré des prestations bien plus convaincantes qui avaient ravi tout le monde ou presque. Cependant cette soirée, que Jane avait un temps imaginée pénible, avait livré une surprise de taille : Mr Churchill était le fils de Mr Weston et Jane n'avait jamais rien soupçonné jusqu'à la veille chez les Osborne.

Après avoir quitté leurs hôtes et regagné sa chambre, Jane avait imaginé ce qu'aurait pu être leur vie s'ils n'étaient pas devenus orphelins tous les deux. Peut-être n'auraient-ils jamais quitté Highbury et se seraient donc fréquentés ? Jane pensait rarement à ses parents. Elle n'avait aucun souvenir de son père et simplement de vagues représentations de sa mère dans son esprit. Ils étaient morts tous les deux quand elle n'avait aucune conscience du monde et de ce qui l'entourait. Le presbytère, où elle était née, était devenu un vestige de sa mémoire. Il lui revenait parfois à l'esprit certains moments de cette trop courte enfance passée auprès de ses siens, mais ils n'étaient jamais entiers, comme fragmentés. Le modeste appartement dans lequel elle avait vécu pendant un temps avec sa tante et sa grand-mère était en revanche bien concret. Cette période inaugurait peut-être sa pleine conscience du monde et elle avait été balayée par une autre qui l'avait amenée à vivre à Londres dans une famille qui n'était pas la sienne, mais qui l'était devenue. Mr Churchill se souvenait-il de Highbury, bien qu'il n'y fût jamais retourné ? Cela était fort peu probable, car il avait quitté ce petit village du Surrey sensiblement au même âge où Jane avait perdu sa mère.

Toutefois une question demeura en suspend et Jane ne parvint pas à y répondre : auraient-ils été plus heureux s'ils avaient eu la chance de rester auprès de leurs plus proches parents ?

Cette interrogation la poursuivit jusqu'au déjeuner quand elle retrouva les Campbell. Elle n'avait pas vraiment discuté avec Catherine la veille alors qu'ils quittaient la maison des Osborne. Son amie s'était montrée taciturne dans la voiture et elle avait attribué ce renfrognement à la fatigue. Les journées à Weymouth pouvaient être exténuantes, d'autant plus que Jane et les Campbell avaient veillé tard.

Le trouble de Catherine lui fit oublier ses réflexions et la poussa à demander à son amie ce qui la tourmentait quand elles furent seules. La fille du colonel avait tendance à ne pas savoir masquer ses émotions, mais il était parfois difficile d'obtenir les raisons de ses changements d'humeur. Catherine lui affirma donc qu'elle n'avait aucune raison d'être triste, d'autant plus que la soirée chez les Osborne avait presque été un succès. Néanmoins Jane ne la crut pas et décida de remettre à plus tard son interrogatoire, d'autant plus que Mr Dixon venait de se présenter chez eux. Cet événement redonna à Miss Campbell toute sa gaieté et on alla se promener.

A peine étaient-ils arrivés en bord de mer qu'ils rencontrèrent les Osborne et Mr Churchill. Cette situation était d'autant plus inattendue que Mr Osborne ne sortait jamais. Les conseils du colonel avaient peut-être fait leur chemin dans l'esprit embrumé du neveu du vicomte. Mrs Osborne, heureuse de rencontrer ces jeunes dames qu'elle appréciait, demanda expressément à Catherine de bien vouloir remercier son père pour ses préconisations. Elle jugeait que ces cinq minutes passées à l'extérieur avaient donné un teint magnifique à son époux. Jane ne vit aucune différence, d'autant plus que Mr Osborne contredit son épouse en affirmant qu'il était essoufflé et que ses genoux le faisaient atrocement souffrir.