LIVRE II: I

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Il fallut un peu plus de deux jours aux Campbell et à Jane pour arriver sains et saufs à Weymouth. Le voyage n'avait pas été sans embuche, car au cours de la première journée la voiture avait été surprise par un orage - ce qui n'était pas rare en cette saison -, et on avait dû interrompre sa route durant deux heures, tout en craignant pour les cheveux effrayés par le tonnerre et les éclairs. On avait heureusement trouvé asile dans une ferme et ses gens - quoiqu'un peu rustres - avaient fait bon accueil aux pauvres voyageurs, le temps que les lourds et gris nuages aillent pleuvoir à quelques lieues plus loin.

C'était la première fois qu'on se rendait à Weymouth, mais Jane et Catherine avaient déjà eu l'occasion de voir la mer. Le colonel et Mrs Campbell les avaient emmenées à quelques reprises à South End, une ville côtière de l'Essex à environ quarante miles de Londres. Jane avait bien évidemment informé sa tante en lui demandant de lui adresser ses lettres à Weymouth, d'autant plus qu'elle avait appris de sa part une information des plus étonnantes.

Mr Weston, un charmant monsieur de Highbury qui avait perdu sa femme deux décennies plus tôt, avait fait l'acquisition de Randall, un ravissant petit domaine, et il allait se marier pour la deuxième fois. Cette seconde nouvelle avait bousculé le quotidien des habitants de Highbury et de ses environs. On avait toujours cru que Mr Weston resterait veuf jusqu'à sa mort, car on avait certainement imaginé qu'il avait fait la promesse dans les derniers moments de son épouse de ne jamais se remarier, et il semblait se complaire dans sa vie de célibataire. Mais cette croyance semblait davantage relever du fantasme et de l'imagination débridée de ses voisins, qui avaient un faible pour le pathos.

L'identité de la future épouse avait également fortement étonné les amis de Mr Weston, mais pas uniquement. Jane, qui avait dû relire plusieurs fois la phrase de sa tante, avait aussi été très surprise en apprenant que Mr Weston allait prendre pour épouse au cours du mois de septembre Miss Taylor, la gouvernante des Woodhouse. Jamais elle n'aurait pu soupçonner une telle union ! Il était néanmoins vrai que Mr Weston était un ami des Woodhouse, et qu'à Hartfiel on avait une très bonne opinion de ce monsieur. Mais d'après les dires de Mr Woodhouse et de la tante de Jane, Miss Taylor avait toujours été très attachée à cette famille qui la considérait comme un membre à part entière. On n'avait bien évidemment jamais imaginé que Mr Woodhouse, un vieux monsieur qui ne quittait plus beaucoup sa maison, eût pu faire de Miss Taylor la nouvelle maîtresse de Hartfield, et par conséquent la nouvelle Mrs Woodhouse - car il était contre le mariage depuis la mort de son épouse -, mais elle avait été une mère pour les demoiselles de la maison, et particulièrement pour Miss Woodhouse, qui ne sortait jamais sans elle. Contre toute attente, Miss Woodhouse avait été très heureuse en apprenant que Mr Weston avait enfin proposé le mariage à Miss Taylor. On aurait presque pu croire que la demoiselle attendait avec impatience que ce gentleman demandât la main de son amie.

Mr Woodhouse n'avait pas réagi avec autant de gaieté que sa fille. Il ne cessait de dire que c'était un grand malheur pour cette pauvre Miss Taylor de partir si loin, alors que Randall était à environ deux miles de Hartfield. En l'écoutant, on aurait presque pu penser que la gouvernante avait été forcée d'accepter la demande du nouveau maître de Randall. En vérité, la future ancienne éducatrice avait accueilli cette proposition avec joie et reconnaissance. Il semblait donc que les deux fiancés étaient amoureux depuis un certain temps - plus ou moins ancien - et que personne n'avait été suffisamment perspicace ou fin observateur pour le remarquer, hormis Miss Woodhouse qui s'était vantée du contraire et qui considérait ce prochain mariage comme son œuvre.

Cette union avait de quoi étonner, car Miss Taylor n'avait aucune fortune. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle elle était devenue gouvernante chez les Woodhouse, d'autant plus qu'elle était riche en accomplissements. Mr Weston était quant à lui un gentleman qui s'était enrichi avec l'aide de ses frères. Il avait été durant quelques années militaire, mais cette carrière ne lui avait pas procuré de fortune. A la mort de sa première épouse, une dame d'une naissance supérieure à la sienne, le capitaine Weston avait été contraint de laisser son fils à la charge de son beau-frère et de sa belle-sœur. Ses finances ne lui permettaient pas de donner au garçon une éducation de gentleman. Il avait abandonné sa carrière militaire et s'était élevé au fil des années dans l'échelle sociale locale. Il était à présent l'heureux propriétaire de Randall, qui avait été mis en vente quelques mois plus tôt, et il allait épouser l'élue de son cœur.

JaneWhere stories live. Discover now