XIII

12 1 2
                                    

La morosité ne tarda pas à remplacer l'allégresse dans la maison du colonel à St James's Street. Deux mois auparavant, il était de l'opinion générale que Jane Fairfax serait demandée en mariage par Mr Stephens, un gentleman irlandais venu à Londres pour les affaires de son père. Il avait - en quelque sorte - fait une cour timide à la jeune femme, mais avait formellement montré son inclination pour elle en l'invitant à danser à trois reprises à un bal très en vu de la bonne société de la capitale. Il n'avait fallu que d'une matinée pour ruiner les espérances qu'avaient les dames Campbell pour leur douce amie. Mr Stephens était venu leur annoncer qu'il prenait congé de ses amis de Londres qu'il prendrait le lendemain même la route pour le Hertfordshire, où s'y trouvait les terres et le domaine de Mr Osborne. Ce petit monsieur replet n'était pas dans un état de santé qui lui eût permis de quitter la ville et de se charger de lui-même de ses affaires campagnardes.

Le domaine du Hertfordshire n'était dans la famille Osborne que depuis deux générations. Le père de Mr Osborne avait fait l'acquisition de ce domaine à la toute fin du siècle précédent et l'avait laissé en héritage à son unique fils, qui avait toujours eu un tempérament maladif. Feu Mr Osborne n'avait dû sa fortune qu'à son père et à son grand-père qui s'étaient considérablement enrichis dans le commerce. Riche, mais sans lien avec la plus fine et la plus délicate des sociétés, il avait su s'y faire accepter, car - contrairement à son fils - ce monsieur n'avait pas été dépourvu des qualités de l'esprit et du corps. Il avait alors rencontré une dame bien née - mais laide et valétudinaire avant l'heure - et lui avait fait sa cour avant d'obtenir sa main sans aucune difficulté. Lady Eugenia Osborne avait été la fille d'un vicomte. Le tenant du titre actuel était son frère, un vieux monsieur qui continuait à voyager jusqu'à Londres, bien qu'il ne goutât plus aux plaisirs de la capitale avec son épouse depuis des années. N'ayant qu'une belle maison à Grosvore Square, Mr Osborne avait alors investi une partie de sa fortune en achetant des terres et un domaine dans le Hertfordshire et était ainsi devenu un véritable gentleman récoltant chaque année de juteuses rentes.

L'époux de Mrs Osborne avait ainsi reçu plusieurs héritages. Par sa mère, il avait acquis dès sa naissance de belles relations avec la noblesse, mais il lui devait surtout sa laideur, sa stupidité et sa santé chancelante. Cette dernière ne connut pas bien longtemps leur domaine du Hertfordshire et s'éteignit aux lueurs de la signature des actes d'Union*1 entre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et l'Irlande. Enfin par son père - dont la mort était survenue trois ans avant le mariage de son fils avec l'ancienne Miss Stephens -, il avait hérité d'une belle fortune, de terres, d'un domaine et de deux maisons à Londres et dans une station balnéaire très en vogue dans le Devon. Nul doute que s'il eût vécu un peu plus longtemps, feu Mr Osborne eût eu à cœur que son fils épousât une femme beaucoup moins sotte que celle qui demeurait actuellement à Grosvore Square.

Mr Stephens n'avait pas été le seul à déserter la capitale. Quelques minutes avant sa dernière visite, le colonel Campbell avait quitté les siens pour venir en aide à la veuve et aux orphelins de Mr Watson, un ami connu depuis l'enfance, à Portsmouth. Il avait fallu attendre plusieurs jours avant de recevoir une missive de monsieur le colonel Campbell, adressée à Mrs Campbell, dans laquelle il racontait ce qu'il avait pu constater et ce qu'il avait pu faire pour ces gens.

Portsmouth, ... Juin 18**,

Ma chère épouse,

Pardonnez-moi de ne pas avoir pu vous écrire plus tôt, mais le temps m'a manqué. Je suis arrivé à Portsmouth le lendemain de mon départ, dans l'après-midi. J'ai été accueilli par Mrs Watson et par sa fille dans leur demeure. Ces pauvres femmes font chaque jour preuve d'une dignité exemplaire en dépit de leur chagrin. J'ai veillé à mon arrivée à régler les formalités et les coûts des funérailles de mon regretté ami - vous ne m'en voudrez pas, mais ces dames sont dans une si désagréable situation, que j'ai voulu leur épargner cette triste dépense - que nous avons porté en terre deux jours après mon arrivée.

JaneWhere stories live. Discover now