Chapitre 2

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Septembre 1941

Je ne sais pas quel jour nous sommes. Je ne sais pas combien de temps j'ai passé dans ce train. Seulement trois jours et deux nuits d'après certaines filles du bloc. Une vie entière selon moi.

Ils sont venus nous chercher Josianne et moi alors que le jour ne s'était pas encore levé. Ils étaient quatre et l'un d'eux s'est approché de Rosie qui avait la respiration sifflante et qui se tenait la tête entre les mains en répétant en boucle ce que je supposais être le prénom de son mari.

Lorsque le soldat SS s'est saisi de son bras, elle s'est mise à hurler comme une hystérique en balançant ses bras et ses jambes dans tous les sens. J'ai deviné plus que compris ce que lui avait dit en rigolant l'un des autres soldats présents dans la cellule.

Ils nous ont emmenés Josianne et moi sous une détonation et je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça mais je me suis retournée pour jeter un dernier regard à Rosie, allongée par terre, baignée dans son sang, des morceaux de cervelles qui glissaient le long du mur humide. J'ai eu un haut-le-cœur mais je me suis forcée à ravaler la bile qui menaçait mon corps de recevoir plus de coup. Vomir sur les bottes d'un officier allemand devait même valoir la mort.

Ils nous ont fait sortir pied nu, avec les malheureux haillons que nous portions. Nous avions encore nos tenues d'infirmières et j'avais eu la bonne idée avant de me rendre à la ferme de l'ami de Varez d'enfiler un pull par-dessus. Josianne, elle n'avait qu'un fin t-shirt et je voyais la chair de poule sur ses bras nus, mais elle ne fit rien paraître sur son visage stoïque, masque impénétrable qui ne laissait deviner aucunes de ses émotions.

Elles ne devaient pas être bien différentes des miennes : peur, froid, faim, colère. Surtout la peur.

Je ne suis pas aussi forte que Josianne l'était pour dissimuler mes sentiments et les soldats s'en sont vite aperçus, se jouant de la peur qu'ils voyaient sur mon visage en criant encore plus fort et en s'amusant avec leurs armes pour nous impressionner.

J'ai glissé sur les pavés mouillés et je suis tombée par terre sous les ricanements et les plaisanteries des allemands présents dans la cour. L'un des soldats qui était chargé de nous escorter m'a donné un coup de pied dans les côtes en hurlant quelque chose qui devait vouloir dire « relève-toi », ce que j'ai fait péniblement. Mes genoux saignaient abondements et celui qui avait pris une étrange couleur entre le noir et le vert me fit à nouveau atrocement souffrir. Je me suis mordu la langue pour ne pas gémir. Surtout il ne faut pas gémir, me suis-je dit. Il ne faut pas leur montrer la douleur ou la peur parce qu'ils sont comme les chiens, ils la sentent.

On n'a été jetées sans ménagement à l'intérieur d'un fourgon à l'intérieur duquel se trouvait une dizaine d'autres femmes et un homme. On s'est serrés comme on le pouvait. Certaines étaient en sang, d'autres à peine couvertes et l'homme semblait être dans un bien sale état, recroquevillé sous un pardessus tout crasseux.

Le pardessus ! J'ai jeté un regard à Josianne et j'ai constaté qu'elle aussi avait pensé à lui. On a essayé de s'approcher comme on le pouvait  en ignorant les grognements des autres femmes qui refusaient de nous laisser passer. C'était sans compter sur Josianne qui les a poussées de ses coudes pour atteindre le blessé tandis que la voiture-fourgon démarrait en me faisant basculer vers l'avant. Je me suis rattrapée de justesse à Josianne, évitant ainsi de nouveaux maux à mes genoux. Les deux soldats SS chargés de nous surveiller n'ont pas bronchés en voyant notre remue-ménage, mais à vrai dire nous n'y avions même pas pensé à ceux-là.

L'homme avait le visage caché par son manteau. J'ai approché doucement ma main pour retirer avec précaution la capuche qui masquait son visage. Josianne et moi avons eu la même exclamation d'effroi. C'était bien lui. C'était le docteur Varez.

Entre deux océans - Tome 2Where stories live. Discover now