Chapitre 13

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Mars 1942

Josianne est partie.

Elle n'est pas morte. Elle a juste été affectée à un nouveau poste en-dehors du camp.

Une usine du nom de Siemens s'est installée non loin de Ravensbrück et les patrons ayant besoin de main-d'œuvre sont venu piocher parmi le bétail humain que nous sommes comme s'il venait gagner des prix au Bingo. 

- Ce sera peut-être moins pire, lui ai-je dis tandis qu'elle regardait dans le vide.

Elle ne m'a pas répondue et est partie sans même me regarder, sans dire au revoir à personne. Josianne n'a plus d'espoir et moi j'ai perdu ma meilleure amie. 

Ça me fait drôle de dire que Josianne est ma meilleure amie alors que lorsque nous travaillions à l'hôpital de campagne en France je ne pouvais pas la supporter elle et ses grands airs de « je-sais-tout ». Mais ici, elle était celle sur qui je pouvais compter. J'avais une confiance absolue en elle. Je me sens si seule.

Mahalia aussi est partie. Elle a été affectée à un travail de bureau grâce aux nombreuses langues qu'elle parle. Nous ne la voyions plus et c'est un véritable crève-cœur pour sa mère qui prie tous les jours pour que sa fille soit toujours en vie et que les SS ne découvrent pas qu'elle a mentis lorsqu'elle a déclaré qu'elle et sa mère n'était pas juive lors de leur enregistrement au camp.

Ava ne parle plus beaucoup. Elle est affaiblie par le travail et par le temps qui n'est pas plus clément en cette fin mars qu'il ne l'était au début de l'hiver. J'ai l'impression que jamais plus le soleil ne réchauffera nos peaux. 

Quant à Elisheba, ça va bientôt faire deux mois qu'elle traine une vilaine toux qui la rend un peu plus faible chaque jour.

Il y a aussi de plus en plus de dysentérique dans notre Block et les mortes gisent parfois pendant plusieurs jours sur le sol de ce que nous osons encore appeler une salle de bain. On leur marche dessus, on renverse de l'eau sur leur corps sans vie, et parfois quand on n'a pas le temps d'atteindre les toilettes...

J'alterne moi-même entre de terribles périodes de diarrhée et d'autres où mon ventre me fait atrocement souffrir sans que rien d'autre ne se passe.

Il vaut mieux que rien ne se passe d'ailleurs. On a de moins en moins de pause toilette durant nos heures de travails. Sur douze heures de labeur on a parfois le droit qu'à une pause pour faire ce qu'on a à faire ce qui est loin d'être suffisant. Celles qui ne peuvent ps se retenir récoltent des coups.  Il n'y a que ça ici, des coups et des morts. 

Mes pieds gelés du matin au soir sont tellement gonflés que je ne peux plus mettre les sabots que j'avais reçus lors de mon arrivée. Cependant, grâce à un troc avec Ilona, j'ai pu avoir des chaussures un peu plus large qui accorde un peu de répit aux vives douleurs qui me lance de la voute plantaire jusqu'aux chevilles.

Les nombreuses privations dues à des punitions inventées pour des méfaits imaginaires ne nous aident pas à aller mieux. De deux pommes de terre une fois par semaine nous sommes passées à une, puis plus rien. Il arrive que nous n'ayons pas notre petit bout de margarine et notre rondelle de saucisson le samedi et la soupe qui était déjà bien clair auparavant l'est encore plus maintenant.

Pour atténuer la faim qui nous tenaille certaines avalent tout rond leur morceau de pain sans prendre la peine de le mâcher. J'ai essayé et il est vrai que la sensation de faim est fortement diminué mais pour le peu de temps que ça dure je préfère savourer petite bouchée après petite bouchée mon pain. Du moins quand je ne l'échange pas pour autre chose.

Ou mieux encore, quand les rats ne viennent pas nous le voler. Mieux nourris que nous, ils n'hésitent pas à nous attaquer pour nous prendre nos maigres rations. Comme-ci les morpions, les punaises de lit et les poux ne nous suffisaient pas.

Et il y a l'odeur. Une odeur qui nous prend à la gorge dès que nous rentrons au Block le soir. Une odeur de merde et de cadavre en décomposition.

Oui, nous vivons littéralement dans la merde. Comment pourrait-il en être autrement avec deux banquettes de dix trous pour un Block qui contient près de 1500 filles entassées les unes sur les autres. Nous cohabitons avec les pustules, le pus et la dysenterie. On n'a rien pour se laver ou pour laver nos vêtements après un accident. 

Hosanna ne prend même plus la peine de descendre de notre couchette ce qui nous fait enrager Elisheba et moi, mais on sert les dents parce que après tout, ça nous est déjà arrivée à nous aussi de ne pas savoir nous retenir jusqu'au WC. Parce que Hosanna pourrait être notre mère. Parce qu'on sait que bientôt Hosanna ne sera plus parmi nous.

- Je n'ai plus eu mes règles depuis des mois, a déclaré Elisheba hier soir alors que nous étions encore privées de souper.

Les privations alimentaires ce faisaient de plus en plus nombreuses ces derniers jours, la faute à des Blocks surchargés et le peu de vivres qui sont consacrées à leurs occupantes je suppose.

- C'est normal, ai-je répondu. On ne mange pas, on est sans-cesse sur le qui-vive et on est sans arrêt malade.

- Pourtant j'étais réglée quand je suis arrivée au camp.

- Et alors ?! ai-je demandé sans attendre de réponse.

- Le jour même de mon arrivée, pouf ! Plus rien.

J'ai marqué un temps d'arrêt. D'après mes calculs à l'époque j'aurais dû avoir mes règles la semaine de mon arrivée au camp. Mais le choc a dû empêcher leur arrivée. La suite des évènements a fait le reste.

- Il nous donne peut-être un truc. Dans la nourriture ou dans l'eau. Pour qu'on ne saigne plus, a suggéré Elisheba qui ne voulait pas lâcher l'affaire.

L'idée n'est pas bête, mais je n'ai pas la force d'y penser outre-mesure. Je n'ai plus la force de penser à rien tellement je suis fatiguée. Aussi un peu à cause de ma gymnastique d'hier. Pas une gymnastique punition, non. Le chat de Müller est revenu nous voir.

On s'y est mise à plusieurs pour l'attraper. Le moment était idéal, nous avions du bois pour allumer le poêle, nous aurions pu réunir plusieurs rations de soupe dans la vieille marmite avec laquelle Yéléna se lavait et y mettre le chat. Ça nous aurait fait un bon ragoût. Un ragoût de chat SS.

Mais ce gros matou qui devrait être un peu plus empoté avec son ventre qui touche le sol nous a encore une fois échappé. Il ne veut vraiment pas être mangé.

J'en veux pour preuve que ce soir, en rentrant du Block, Yéléna toute dégoutée à retrouvé un rat mort sur son lit. Le chat était assis sur le rebord de la fenêtre cassée en train de nous observer. 

- Je crois qu'il vient de nous faire une offrande de paix, ai-je dit en observant le rat.

- Une offrande ? a questionné Yéléna.

Elle était déjà en train de dépecer la bête devant une Elisheba fascinée. Nous avions tellement faim que la vue de ce simple rat nous mettait en appétit. 

- Il nous apporte à manger en échange d'avoir la vie sauve, ai-je expliqué.

Elle a approuvé d'un hochement de tête. L'accord venait d'être acte : nous n'essayerions plus de manger le livreur. 

Entre deux océans - Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant