Chapitre 14

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Une voix criarde brise soudain notre bulle de silence serein :

- Descendez vite, où nous allons être en retard !

Il s'agit de la voix de Bianca. Ma sœur est bien moins sympathique dans ses propos (ce qui ne change pas de d'habitude) :

- Sinon vous serez punis ! Descendez ! Tout de suite.

Je l'imagine taper du pied, comme lorsque nous étions enfants et qu'elle voulait quelque chose à tout prix.

Diego jette un regard à Julia qui, entre-temps, s'est détachée de mon étreinte.

- Tu tiens toujours à y aller ? demande Diego à ma fille, dans un chuchotement.

Elle secoue la tête, et j'en suis profondément soulagée.

- Non.

Diego expire, s'apprêtant à crier une réponse à sa mère. J'aperçois soudain les tremblements qui parcourent ses mains ; il a peur. Il me rappelle tellement moi-même au même âge que je décide d'intervenir, prenant mon courage à deux mains.

- Ils restent avec moi, Isabella.

Aucune réponse ne nous parvient. Elles doivent déjà être parties à l'église...

Puis, alors que je pousse les enfants vers la porte de l'appartement, des pas, que j'identifie comme chaussés de talons, retentissent dans l'escalier. Ce sont les pas de ma sœur. Isabella.

Je me retourne lentement, et les enfants se figent.

Ma sœur se tient là, en haut des marches. Sa frange brune est ébouriffée et ses yeux presque noirs me dévisagent avec cette haine habituelle. 

Elle est seule, ce qui signifie que Bianca est restée en bas, dans le hall d'entrée de la résidence.

Isabella plisse les yeux de rage. Puis elle lève un bras, et pointe quelque chose derrière moi.

- Tu me voles même mon fils !

Instinctivement, je pose une main sur l'épaule frêle de mon neveu.

- Ton fils, dis-tu ? Tu as un fils uniquement quand cela t'arrange !

- Il ne mérite pas plus d'attention que ce que je lui accorde déjà.

Je presse l'épaule de Diego, et pense qu'il ne doit pas entendre les paroles dures et cruelles de ma sœur ; c'est encore un enfant !

- Rentrez, les enfants. Je vous rejoins.

Je songe que, à cet instant, toute personne qui passe à cet étage peut nous entendre. Les murs étant peu épais, les gens chez eux peuvent aussi nous entendre nous disputer. Mais je m'en fiche royalement, pour une fois. Je veux me défendre. Défendre Julia. Et défendre Diego. J'ai des comptes à régler avec ma sœur. Et c'est ce que je vais faire. Dès maintenant.

Isabella m'agrippe soudain le bras.

- J'ai l'envie furieuse de te jeter dans cet escalier, chuchote-t-elle.

J'en suis profondément choquée. Si je meurs, à cause d'elle, il s'agira d'un homicide volontaire. D'affreuses images me traversent l'esprit, mais je les repousse comme je peux.

Je recule, et m'arrache à sa poigne. J'ai les larmes aux yeux.

- Qu'est-ce que j'ai fait pour que tu me haïsses autant ? murmuré-je.

- Tu existes ! crache-t-elle méchamment, ne se souciant plus de savoir si quelqu'un peut nous entendre.

Je recule encore, tandis qu'elle se rapproche, toujours plus, de moi. Mon dos tape violemment la porte d'entrée derrière moi (celle de notre appartement). Je ferme les yeux.

Nous nous retrouvons nez à nez. Je sens son souffle sur mon visage. Je rouvre les yeux.

- Et pourquoi est-ce si mal que j'existe ?

Elle ricane.

- Maman ne t'a donc rien enseigné ? murmure-t-elle contre mon oreille.

- Tu sais, Isabella, maman m'a dit des tas de choses. Que j'étais le Diable incarné, un démon... Des mots, tant de mots que tu as soigneusement répétés...

Elle recule, s'éloigne enfin de moi. Je peux enfin respirer convenablement, à présent. Je me redresse contre la porte, adoptant une position qui ne montre pas ma faiblesse, afin de me donner le courage que je n'ai pas.

- Je ne vois pas pourquoi je serai plus le Diable que toi, Isabella.

Elle rit, puis vacille, comme si je l'avais frappée.

- Tais-toi !

- Non, je ne me tairai pas. Je me suis assez tue, tu ne crois pas ? 

- Maman m'a dit que nous avions le Diable dans notre famille. Et que c'était toi.

- Parce que je suis rousse ? Que j'écris de la main gauche ?

- Oui ! Le roux de tes cheveux est associé au mensonge et à la trahison, et écrire de la main gauche, revient à écrire de la main du mal !

Je croise les bras, pour ne pas montrer que je tremble.

- Je n'ai rien du Diable, Isabella. Il y a des gens aux cheveux blonds, des gens aux cheveux bruns, des gens aux cheveux teintés : du rouge, du bleu, du vert, du rose... Moi, je suis rousse. Et je ne vois pas en quoi c'est plus la couleur du Diable qu'une autre teinte de cheveux ! Et pour le fait d'écrire de la main gauche, je ne vois pas en quoi il s'agit de la main du mal ! Je ne tuerai jamais personne avec un crayon ! Et ma main gauche (je la levai pour la lui montrer) n'a rien de différent des tiennes !

Ma voix se brise, lorsque j'ajoute :

- Tu m'en veux d'exister, comme maman. Mais je n'ai pas choisi de vivre dans ce monde. Je n'ai pas choisi de subir tout ce que vous m'avez infligé, au fil des années. Je n'ai pas choisi d'être rousse, ni d'écrire de la main gauche. Mes gènes en sont responsables, alors tu ne peux en blâmer que nos parents !

Isabella ne sait apparemment pas quoi dire devant ma tirade. Je me sens un peu plus légère. Je me suis au moins libérée de ça, qui me pesait depuis des années.

Pourquoi est-ce que je représentais le Diable aux yeux de ma mère ? Parce qu'elle avait des croyances bien ancrées. Sa mère, d'après ce qu'elle m'avait raconté, faisait un signe de croix dès qu'elle croisait un roux dans la rue. Alors que nous, les personnes aux cheveux roux, nous n'avons rien de différent des autres !

Alors, aujourd'hui, j'ai démonté chaque superstition de ma mère devant Isabella. Plus personne ne pourra dire que je représente le Diable. Ou que je suis un démon, ou encore une sorcière.

Non. Je suis moi. Je suis Ophélia. Tout simplement.

J'ai fait un petit pas vers l'avenir. Le chemin est encore long, mais j'y arriverais. J'ai en ma possession ce que je n'avais pas hier : l'espoir.



Petite note : Je n'ai rien contres les gens qui ont les cheveux roux et qui écrivent de la main gauche (j'écris moi-même de la main gauche). J'ai fait quelques recherches sur Internet et une personne m'a aussi aidée (merci à @Sarahbvx88). J'espère que ce chapitre vous a plu ! La suite sera publiée bientôt !

Only One LifeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant