5. Rattrapé par le passé

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"Je sais que vous devez être tous profondément choqués par ce qui s'est passé. C'est donc pour cela que je vous demanderai si vous souhaitez parler de Victoire ou de ce qui lui est arrivé."

Ces mots me semblaient dénués de tous vrais sentiments. Je les avais prononcés de façon mécanique, sans y réfléchir. Mon pouls s'accéléra. Je me sentais mal à l'aise. Bien sûr, j'avais l'habitude de m'adresser à une classe, mais pas dans de telles circonstances.
Mais je restai debout, face à une classe muette. Je n'allais pas leur jeter la pierre, moi non plus je ne voulais pas en parler. Je les comprenais.

Je fis donc mon cours, péniblement. Enfin, je ne savais pas si on pouvait vraiment qualifier cette heure, de "cours". C'était plutôt une sorte de garderie silencieuse où les seuls bruits que l'on entendait étaient les sanglots de quelques filles. Même Maxence et son groupe ne faisaient plus les fiers. Bref, rien n'était normal ce matin et j'avais l'impression que ce ne serait plus jamais le cas.

La fin de l'heure finit par arriver. J'étais impatient de connaître la raison de l'état de Cassandre. Je ne comprenais pas pourquoi j'avais tant besoin qu'elle m'explique, j'avais juste besoin de savoir. De la curiosité, ce n'était que de la curiosité, tout simplement.

Tous les élèves rangèrent leurs affaires mais plus lentement que d'habitude, avec moins d'enthousiasme. Léanne, Mélissa, Sarah et Cassandre étaient les dernières élèves présentes dans la classe. Cassandre rangeait ses affaires à une allure consternante alors que les trois autres avaient déjà leur sac sur l'épaule. Elles regardèrent leur amie, hésitèrent à l'attendre puis, haussèrent les sourcils et quittèrent la pièce après m'avoir salué brièvement. Il ne restait plus que Cassandre qui lâchait nonchalamment ses cahiers dans son sac. C'était maintenant où jamais, je devais lui parler. Mais, sans savoir pourquoi, je n'arrivai pas à me lancer.
Cassandre jeta son sac sur son épaule. Maintenant, allez je devais lui demander maintenant. Pourtant, aucun mot ne sortit de ma gorge.
Alors que la jeune fille était sur le point de partir, je prononçai avec une voix bien plus forte que je ne l'aurais voulu :

"Cassandre ? Tu peux rester s'il te plaît ?"

Mon cœur battait trop vite à mon goût quand elle se retourna vers moi. On aurait dit qu'elle m'impressionnait. C'était idiot, ça devrait être le contraire, c'était moi l'adulte. Ses yeux détaillaient le moindre de mes mouvements, la moindre de mes expressions. J'avais l'impression qu'elle lisait en moi comme dans un livre ouvert. Je me décidai à enfin lui parler, après ce face à face silencieux qui me semblait figé dans le temps.

"Est ce que tu vas bien ? Ces derniers temps je te trouve pâle, tu as l'air préoccupée. J'ai l'impression que tu es ailleurs en classe...quelque chose ne va pas ? Tu peux me le dire tu sais.
-Je...je... "

Cassandre paraissait vraiment perdue, égarée dans ses pensées. Moi, je ne réfléchissais plus. Je ne voyais qu'elle. Je voulais qu'elle me confie tout à cœur ouvert. Je ne me comprenais pas mais j'avais décidé de ne plus chercher d'explication. Si j'éprouvais quelque chose à un moment donné c'était qu'il y avait une raison à cela, quelqu'en soit la nature. Face à son air absent, je mis ma curiosité de côté et la laissai garder ce secret. Je n'insistai pas. Je m'approchai d'elle, lui pris la main et lui dis :

"Sache que si tu veux en parler, je suis là."

Cassandre se figea et plongea son regard dans le mien. Pourquoi lui avais-je pris la main ? Pas la moindre idée. Je suppose que j'en avais envie. Je ne me prenais plus la tête avec des questions sans réponse.

Cassandre recula de quelques pas sans me quitter des yeux. Puis, elle baissa le regard et un sourire illumina son visage. Elle prononça d'une voix à peine audible :

"D'accord, merci..."

Ensuite, elle fit rapidement volte-face et quitta la salle en fermant la porte derrière elle.
Il me fallut du temps pour me sortir de l'état second dans lequel j'étais. Je venais de gravir un nouveau barreau sur l'échelle de l'absurdité et du surréalisme. Mais ça m'était complètement égal. J'avais agi sans réfléchir aux conséquences et j'avais adoré ça.

Je m'assis à mon bureau. Je n'avais plus cours jusqu'à quinze heures mais je n'avais pas envie de rentrer chez moi. Je préférais rester ici. Je corrigerai quelques copies en attendant et puis j'irai manger au self avec les autres professeurs. Un peu de contact humain ne me tuerait pas.

Je sortis un nombre hallucinant de copies. J'avais pris énormément de retard dans mes corrections. Mon Dieu,  pourtant je n'avais aucune envie de travailler. J'étais épuisé. Je me sentais vidé. Je pouvais toujours faire un petit somme. J'avais le temps après tout. Je mis ma tête dans mes bras et m'endormis en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire.

Je marchai dans les couloirs d'un hôpital. Je ne savais pas pourquoi mais j'avais peur. Très peur. Je sentais que quelque chose d'horrible allait arriver. Je savais que j'allais voir quelque chose qui allait changer ma vie à jamais mais je ne pouvais pas faire marche arrière.
J'arrivai devant une porte bleue, avec un numéro qui ne m'était que trop familier. Je voulais hurler, m'enfuir, mais je n'y parvenais pas. À contre cœur, je poussai la porte et entrai dans la pièce. Laura était déjà à l'intérieur et pleurait toutes les larmes de son corps. Elle était assise sur une chaise à côté d'un lit. Elle tenait une petite main, bien trop pâle. Dans le lit, se trouvait une petite fille blonde, maigre à faire peur et des cernes bleues imprimées sous ses yeux clos. Marine. Une grande machine était placée à côté de l'enfant. Un épais tuyau lui descendait dans la gorge. L'assistance respiratoire. Un infirmier entra dans la chambre nous faisant sursauter Laura et moi.

"C'est fini. Il n'y a plus rien à faire. La maladie s'est propagée de façon trop importante, ses poumons sont trop atteints. Je suis désolé."

Laura se dirigea vers les toilettes à la hâte pour vomir. Je restai debout. Je sentais que quelque chose venait de se briser à tout jamais en moi. Puis, je me retournai à nouveau vers le lit et vis le corps dégoulinant de sang de Victoire.

"C'est fini, c'est fini, c'est fini."

Je me réveillai en sueur. Je suffoquais. Mes poumons ne semblaient plus vouloir fonctionner. Comme ceux de Marine. Comme ceux de ma fille. Ma si petite fille d'à peine trois ans. J'attrapai précipitamment mon sac à dos et en sortis une boîte de pilules. J'en avalai une et tentai de maîtriser ma respiration. Des crises d'angoisse. Cela faisait bien longtemps que je n'en avais pas faites. Bien sûr, je pensais encore souvent à Marine, même si sa mort remontait à il y a une dizaine d'années. Mais je ne faisais plus autant de cauchemars à son sujet. Ce dernier était peut-être une façon de me punir de l'avoir en quelque sorte oubliée.

Le calmant commença à faire son effet. Ma respiration était toujours pressante mais je parvins à la maîtriser un minimum. Je regardai ma montre, il était treize heures et quart. J'avais dormi tout ce temps ? Il fallait dire que j'avais des heures de sommeil à rattraper.

Marine...elle me manquait toujours. Ma première fille, l'aînée de Lyna et Maël, même si ils n'étaient pas encore nés. Après sa mort, Laura et moi n'avions plus jamais été les mêmes. Notre couple et notre famille avait franchi un point de non retour. Peu de temps après le décès de Marine, nous avions décidé de nous séparer. Son absence était trop difficile à supporter. Laura voyait constamment en moi la petite fille qu'elle avait si injustement perdue et qui me ressemblait tant. Je ne pouvais plus non plus supporter de vivre avec la mère de l'enfant que l'on m'avait arraché.
Quelques mois plus tard pourtant, Laura m'apprit qu'elle était enceinte de Lyna et j'y avais vu une nouvelle chance pour nous. Nous avons choisi de ne plus vivre dans le passé et n'avons jamais avoué aux enfants qu'ils avaient eu une grande sœur.

Le frêle visage de Marine me hantait. Elle semblait toujours me demander pourquoi je n'avais pas tenté par tous les moyens de la sauver. Elle me culpabilisait. Je savais que j'avais été horrible, mais c'était trop tard aujourd'hui.

On frappa à la porte. J'étais toujours devant mes copies, je n'en avais pas corrigé une seule. Je levai les yeux. Cassandre se tenait dans l'encadrement de la porte, l'air déterminé.

Overwhelmed.Where stories live. Discover now