4. Daydream

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Les forces de l'ordre m'ont fait quitter le bâtiment, une poignée de minutes plus tard. Je me laissai conduire vers la sortie, sans la moindre objection. Au dehors, un des hommes en uniforme me dit qu'une cellule de crise serait mise en place au lycée. Je n'avais pas besoin de parler. Je ne voulais parler. Je ne voulais pas comprendre. Tout ce que je voulais c'était oublier. Malheureusement, il n'y avais pas de retour en arrière possible. Tout était gravé dans ma mémoire à jamais.

Je pris ma voiture et roulai sans but. J'étais bien au dessus des limitations de vitesse, mais je m'en foutais. J'étais vide, je ne parvenais pas à comprendre. Mon cerveau faisait un bloquage. Enfin, c'était impossible. Des choses pareilles n'arrivaient que dans les films. Certainement pas dans un petit lycée comme le mien. Ça n'existait pas.
Mon portable sonna. Je jetai un coup d'oeil vers celui-ci. C'était Laura. Je l'éteignis.

Trois heures plus tard, je rentrai chez moi, exténué. Les enfants étaient dans leur chambre. Laura m'attendait, appuyée contre le plan de travail de la cuisine. Elle semblait à cran. Je laissai glisser mon sac à dos sur le sol. Je n'avais pas envie de lui raconter quoi que ce soit. Je me dirigeai donc vers les escaliers. Je n'avais pas fait deux mètres qu'elle m'invectiva :

"Erwan, reste ici s'il te plaît. Je me suis fais un sang d'encre. Pourquoi ne m'as-tu pas répondu ? Tu pourrais au moins m'expliquer."

Je ne me retournai pas et gravis les premières marches. La seule chose que je parvins à lui dire fut :

"Allume la télé et regarde le JT."

Je la laissai plantée là. Je ne voulais pas  en parler. Enfin, pas à elle en tout cas.

J'allai me coucher directement. Je n'avais pas faim. Je me sentais creux. Je voulais juste dormir. Il fallait que je me repose. Sous peu, je devrais jouer le rôle de l'adulte protecteur qui avait un recul fou sur la situation et qui écoutait les élèves. Jouer la comédie. Encore et toujours.
Malheureusement, dans la vie, il y avait ce qu'on voulait et ce qui arrivait vraiment. Mes yeux me brûlaient à cause de la fatigue. Deux heures étaient passées et je n'avais pas réussi à m'endormir. À chaque fois que je pensais y arriver, je revoyais le corps de Victoire baignant dans le sang, mêlé aux images de mon rêve. En clair, aucun repos ne me serait accordé. Laura vint me rejoindre une heure plus tard. Elle ne fit pas un bruit et se glissa dans les draps. Au bout d'un court instant, elle chuchota :

"Erwan...j'ai vu ce qui s'est passé...si tu as besoin d'en parler je suis là, tu le sais. Mais s'il te plait, ne te refermes pas sur toi même."

Je me retournai vers elle et lui sourit à contrecœur.

"Oui, oui je sais. Mais ça va. Bonne nuit Laura."

Je lui fis de nouveau dos. J'avais vraiment besoin d'être seul et de ne surtout pas en parler. J'entendis Laura soupirer puis se retourner à son tour. Le seul bruit audible était celui de nos respirations.
Au bout d'une heure environ, la respiration de Laura devint régulière et se stabilisa. J'en conclus qu'elle dormait. Je me levai donc et descendis dans mon bureau. Il était inutile de chercher le sommeil plus longtemps, je savais que je ne fermerais pas l'œil de la nuit.

Arrivé en bas, je sortis un paquet de copies des premières S de mon sac. Si je devais passer le temps jusqu'à l'aube, autant être productif.

Après avoir mollement corrigé trois copies médiocres, celle de Cassandre arriva. Je marquai un temps d'arrêt devant l'écriture ronde qui remplissait la feuille. Je me remémorai son état de tout à l'heure. Pourquoi cet agacement ? Avec cette question, en vinrent bien d'autres. Cela avait-il un quelconque rapport avec ce qui était arrivé à Victoire ? Pourquoi avoir fait cela à une élève ? Était-ce un étudiant, un professeur ou encore un agent d'entretien ? Stop. Je commençais à délirer. Je ne pouvais pas mettre sur le même plan une faible tension entre deux filles et un meurtre atroce. Comment ai-je pu penser ça une fraction de seconde ?
Les élèves allaient être bouleversés. Je pensai une nouvelle fois à Cassandre. Affinité ou pas, elle serait profondément touchée par la disparition d'une de ses camarades de classe. J'allai devoir être là pour elle si elle en avait besoin.
Les pensées tourbillonnaient dans ma tête, parfois sans grande cohérence les unes avec les autres. Les heures défilaient tandis que je restais assis à songer.

Les premières lueurs du matin finirent par arriver et j'avais corrigé dix copies tout au plus. J'étais exténué mais je ne m'étais pas assoupi de toute la nuit.
Je vis que j'avais reçu un mail du proviseur du lycée. Je l'ouvris et appris que la journée de cours était annulé.
Cela me laissait plus de temps pour m'auto-persuader que j'étais un adulte qui gérait la situation.
Je posai mon stylo, éteignis mon ordinateur et retournai me coucher.

Malgré les supplications de Laura, je ne sortis pas de la chambre. Je savais qu'elle ne voulait que mon bien mais l'unique chose que je désirais était la solitude. Je passai la journée à comater. Je fis de nombreux cauchemars. Le cadavre de Victoire ne quittait pas mon esprit. Le beau visage de Cassandre non plus.

La nuit venue, je ne pus dormir. Je restai cependant dans le lit. Toute tentative de passer le temps était inutile de toute façon. Je me sentais nauséeux et fiévreux.

Les coups de six heures finirent par sonner.
Je me levai discrètement et me préparai à la hâte.
Il était sept heures quand j'entendis Laura se lever. J'enfilai mon manteau, pris les clés de la voiture et sortis.

Je roulai une petite dizaine minutes et arrivai à un restaurant. Là, je pris mon petit-déjeuner. J'étais mieux ici, entouré de gens que je ne connaissais ni d'Eve, ni d'Adam, plutôt qu'avec Laura qui me bombarderait de questions et mes enfants qui se chamailleraient pour le pot de Nutella.
Je mangeai, tout en réalisant qu'en moins de vingt-quatre heures, ma vie n'avait plus vraiment de sens. Une de mes élèves avait été massacrée par on ne sait qui dans le lycée, j'esquivais ma famille et j'avais une attirance pour une jeune fille de 16 ans de moins que moi. En clair, je vivais dans l'absurdité la plus totale.
Une fois l'addition payée, je remontai en voiture, direction le lycée. Avant d'allumer le contact, je regardai mon portable. Trois appels manqués de Laura et deux messages. Je le rangeai dans ma poche.

En arrivant au lycée, je m'enfonçai un peu plus dans le surréalisme de la situation. Plusieurs de mes collègues pleuraient sur le parking, sûrement choqués par les évènements. Tous étaient habillés en noir. Je remarquai que ce n'était pas mon cas, je n'y avais pas pensé. Je trouvais qu'ils ressemblaient à des somnambules d'une certaine façon. Ils marchaient vers les bâtiments mais paraissaient totalement ailleurs. Je ne devais pas être bien différent d'eux. En somme, nous faisions tous le même rêve atroce, éveillés.

Je réalisai que je commençais ma journée de cours avec les premières ES. C'était une classe que je n'aimais pas particulièrement. L'heure d'après, j'avais les premières S. La classe la plus touchée par la mort de Victoire. Merveilleux. Comme si cela ne suffisait pas, c'était aussi la classe de Cassandre. Mais autant éviter de rendre les choses plus compliquées qu'elles ne l'étaient déjà. En ouvrant la porte de ma salle, je pris la résolution de ne pas me torturer l'esprit et de prendre les choses comme elles venaient.

La première heure fut très longue. Les élèves semblaient choqués mais pas plus atteints que ça. Ils voulurent cependant parler de Victoire. C'est donc ce que nous fîmes.
La sonnerie de fin de cours résonna dans le lycée. Je pris une grande inspiration et m'apprêtai à accueillir la classe de Cassandre, probablement traumatisée.

Je me tenais raide devant mon bureau, quand Julie, une des élèves de ES, m'interpella de sa voix suraiguë. J'étais obligé d'admettre que sa voix était la dernière que j'avais envie d'entendre aujourd'hui. Elle me demanda de lui expliquer un exercice qu'elle avait fait chez elle et qu'elle n'avait pas compris. J'ai puisé le peu de bonne volonté qu'il me restait pour lui donner une explication quelque peu bancale. Elle laissa échapper un petit rire pour me signaler qu'elle avait compris. Parfait. Elle sortit et se heurta à Cassandre qui était debout, dans l'encadrement de la porte. Les premières S étaient donc arrivés. Déjà. Elles discutèrent rapidement. Je remarquai que Cassandre avait encore l'air en colère. Cette fois, je lui demanderai pourquoi. Je voulais savoir.

Julie finit par disparaître dans la masse d'élèves se bousculant dans le couloir. Je fis alors entrer les étudiants.
Plusieurs des filles avaient les yeux bouffis et rouges. J'avais de la peine pour elles. Mais elles avaient au moins eu la chance de ne pas voir la dépouille de leur amie.

Une fois que tout le monde fut installé, ma gorge se serra. J'allais devoir endosser un rôle que je n'assumais pas le moins du monde.

Overwhelmed.Hikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin