74. Dans le bureau du juge

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Comme tous les matins, après une tasse de café noir serré à réveiller un mort, la juge Guyot feuilletait les divers dossiers qu'elle avait à traiter dans la journée. Et comme d'habitude, il était question de divorces et de couples qui se déchiraient pour la garde des gosses et du chien. Certaines fois, pour casser un peu la monotonie, les parents indignes se battaient pour refiler à l'autre leur progéniture commune et les emmerdes qui allaient avec. En tant que femme, la juge Guyot avait toujours eu une grande sympathie pour ses semblables. Elle aussi, elle avait divorcé, et cela s'était plutôt mal passé. Son époux, violent, avait voulu partir à l'étranger avec leur petite fille. Après des mois de lutte, elle lui avait tout pris : son enfant, sa maison, ses meubles, la télé et, surtout, sa dignité. Chose dont elle était le plus fière.

Malgré tout, son travail était plutôt banal. Dans la majorité des cas, la séparation résultait d'une volonté mutuelle. Le plus compliqué à gérer, c'était la misère sociale et intellectuelle. Certaines décisions avaient été un crève-cœur à prendre, mais c'était ça, le métier de magistrat. Tenir le destin d'un môme au bout de son stylo n'était pas simple à vivre. Certains choix difficiles nécessitaient d'avoir une belle paire de couilles, disait-elle toujours à Hervé, son assistant. Le pauvre licencié en droit n'avait jamais eu le courage de vérifier si sa supérieure avait réellement arraché le service trois pièces de son ex-époux pour le glisser dans sa poche, comme le prétendait la rumeur. Ce n'était même pas nécessaire, tout dans son comportement indiquait qu'elle était sacrément bien burnée.

« L'audition dans le dossier Juhel, c'est bien cette après-midi, mon petit Hervé ? Avec les éléments que l'avocat de cette pauvre femme nous a envoyés, ça va être vite réglé, je pense. Son époux est un vrai salaud, je plains les gosses, surtout le plus jeune. Quinze ans avec un père violent, je suis sûr qu'il sera ravi de changer un peu d'air... »

Cherchant à se saisir de la pochette comprenant le résumé des éléments transmis par les deux parties, l'assistant fit tomber une pile de papiers au sol qu'il s'empressa de ramasser l'air penaud. Un genou sur la moquette et après avoir rechaussé ses lunettes fines sur son nez, il parcourut du regard les différentes observations écrites des parties. En tant qu'homme, son avis différait légèrement de l'avis de sa supérieure.

« Faut voir, l'important justement, c'est l'avis du gamin. À quinze ans, il a son mot à dire. D'après le père, il a toujours détesté sa mère, et c'est réciproque... Enfin, ce n'est que l'avis du père, et vu ce que sa femme lui reproche, tel que je vous connais, il est mal barré. Sa défense semble malheureusement bien légère. Enfin, vous verrez bien cette après-midi. Sinon, pour le dossier de la famille Albert, je voulais vous dire... »

Dans la petite voiture de son frère, Kilian bouillait intérieurement. Il n'avait strictement aucune envie de se rendre au tribunal. Il croyait de toute manière assez peu en la justice. Toutes les séries télés qu'il avait pu voir s'accordaient toutes sur un point : c'est rarement face à un juge que le héros s'en sort le mieux. Il ne savait même pas si cette notion avait vraiment du sens. Son propre cas était le parfait exemple : était-ce plus juste de passer ses vacances avec Aaron ou avec Alia ? Ah ! Ça, aucun magistrat n'avait la réponse, bien sûr ! Et pour cause, il n'y avait aucune bonne solution. Le blondinet était condamné à devoir sacrifier quelque chose à laquelle il tenait pour ne pas tout perdre. Et là, comme si ça ne suffisait pas, on lui demandait en prime de se prononcer pour sa mère qu'il détestait ou pour son père qui n'était même pas vraiment le sien et qu'il voulait punir. En sachant pertinemment que, de toute manière, la décision serait prise de manière unilatérale par une personne qu'il ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam et qui devait traiter des dizaines de cas comme le sien par semaine. Et le pire, c'était qu'à cause de tout ça, il était obligé de manquer une heure de cours mais aussi et surtout sa séance de pose du jeudi soir chez Gabriel. À quoi ça servait de le confier à son père ou à sa mère si c'était pour qu'au final un petit châtain à la fibre artistique mal placée l'étripe ? Ça, il avait bien l'intention de le dire devant la juge, mais bon, il était bien improbable qu'elle se soucie de la culpabilité qu'il éprouvait à ne pas montrer ses fesses au nom de l'art. À la réflexion, c'était quelque chose qu'il avait plutôt tout intérêt à garder pour lui.

Ce qu'il voulaitWhere stories live. Discover now