Quand nous avons joué aux cartes

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Le Maître était difficile à cerner. Les nuits s'écoulaient sans drame depuis que j'étais fraîchement passée sous son aile. Bien qu'il boive mon sang sans ne faire preuve d'aucune délicatesse, il ne me frappait pas systématiquement comme mes anciens Maîtres et ne me forçait pas à remplir des tâches ingrates. Plutôt que de s'énerver face à mon insolence, il la domptait avec sagesse et une pointe d'humour.

Si toutefois quelque chose lui tenait à coeur, il savait jouer de son aura exigeante, et je comprenais qu'il valait mieux ne pas le décevoir. Chaque jour en sa présence fragilisait un peu plus les défenses que j'avais dressées au fil des années de servitude.

— Camille, appela-t-il.

Un frisson me parcourut le dos. Avais-je fais une bêtise sans le savoir ? Je n'osai pas relever la tête, fixant le dernier mot de la phrase que j'étais en train de lire.

— Oui ? répondis-je d'une voix fluette.

Il soupira, agacé que je réagisse comme s'il allait me gronder.

— Lâche ton livre et viens donc jouer !

— Jouer ? répétai-je bêtement sous l'effet de la surprise.

Cherchant le piège, mon regard se posa sur ses mains qui mélangeaient un jeu de carte. Sans me faire prier, j'abandonnai mon livre sur le canapé et m'installai à la table en face de lui. Du plus loin que je me souvienne, je n'avais jamais joué aux cartes avec un Maître. J'étais toute excitée en le voyant préparer une pile pour moi et une autre pour lui. N'osant pas pour autant le regarder dans les yeux, je surveillais, prudente, ses mains qui bougeaient avec adresse.

Meiré plaqua le tas de cartes contre la table, lâchant un râle, exaspéré de me voir étudier chacun de ses mouvements.

— Détends-toi, ce n'est qu'un jeu. Arrête de réagir comme ça, t'ai-je déjà frappée pour rien ?

Je secouai la tête dans le silence et la honte. Bien-sûr, je voulais croire à sa bonne volonté, mais rien ne me garantissait qu'il ne jouait pas encore avec moi.

— Non, Maître.

Un long silence suivit où Meiré réfléchit, pianotant sur la table de ses ongles pointus.

— Regarde-moi dans les yeux.

Je relevai lentement la tête pour chercher son regard habillé de verres carrés. Alors que j'affichai une mine perplexe, m'interrogeant sur l'utilité des lunettes pour un vampire, Meiré sourit, contemplant mes iris bleus.

— Quand nous discutons, je veux que tu me regardes dans les yeux, exigea-t-il, posant son index sur le haut de sa joue.

— C'est obligé ? demandai-je, confuse de l'entendre contredire la règle que l'on m'avait inculquée à l'élevage.

— Non, évidemment que non ! soupira-t-il, tu es libre de me regarder dans les yeux quand tu le désires.

Il leva les yeux au ciel, comme si j'avais dit quelque chose d'absurde.

— Ce n'est pas ma faute ! Ce n'est pas facile pour moi de comprendre ce que vous voulez vraiment.

— Il te suffit pour ça, de m'écouter, conclut-il, ennuyé.

Quand le moindre écart peut mener à la mort, on ne se risque plus à l'originalité. Meiré ne semblait pas réaliser à quel point nous, chiens, vivions dans la terreur de mourir sous le coup de folie d'un Maître. Aucune loi ne nous protégeait, aucun droit ne nous était accordé. Seule une directive, rédigée en l'an deux milles vingt deux par le Grand Conseil vampirique, reconnaissait quelques-uns de nos besoins primitifs, comme manger, dormir, ou aller aux toilettes. En général, peu–importe qu'il soit bien traité ou non, le chien était considéré comme un être inférieur. Meiré n'échappait pas à cette pensée.

Les chiens des vampiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant