Les minutes deviennent des heures

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Aimé

Je ne compte même plus les patients qui se succèdent, les minutes qui défilent à toutes vitesses et se transforment en heures.
Un vieil homme est décédé aux urgences nous n'avons pas réussi à le ranimer. Je n'ai pas eu plus de cinq minutes à accorder à sa veuve, ça m'a chamboulé mais la vague incessante des blessés a repris.

J'ai envoyé à Constance un des jeunes défiguré par l'accident de bus, j'en ai eu des hauts le cœur mais le pire dans tout ça, c'est que je n'ai pas eu le temps de m'y attarder non plus, d'autres enfants, d'autres blessures effroyables arrivaient.

Notre région est magnifique et saisissante mais les routes y sont noueuses, escarpées et l'épisode Cévenol vient de saisir beaucoup de gens sur ses routes.

Je monte prendre un café dans la salle de transmission, ne sachant pas trop où me mettre et je croise devant le bloc, sur un brancard, mon petit jeune défiguré. La colère me serre le ventre, cela fait deux heures que je l'ai envoyé là et il n'a toujours pas été pris en charge par Constance ! Heureusement il est inconscient !

— Comment ça se fait que le jeune Gillard soit encore là ! Que fait le docteur Adler ?

— Elle est au bloc pour le gamin amputé.

Mes tripes se serrent, l'infirmière me conduit derrière la vitre de la porte du bloc.
Je la vois, elle est concentrée, minutieuse et sereine. Ça me calme immédiatement, je vois surtout le membre déchiqueté à travers le champ opératoire. Je jette un coup d'œil au visage du jeune qu'elle opère. Bordel il n'a qu'une dizaine d'année !

— Nous sommes très fiers d'avoir le docteur Adler avec nous. Nous n'avons aucun doute qu'elle y arrivera.

Elle me regarde en coin et ajoute en souriant.

— Tout comme les filles en bas sont heureuses de vous avoir...

Il en a effectivement une qui a trouvé le temps de me faire du rentre dedans. Je prends en vitesse mon café et retourne en enfer.

Ça n'a rien de nostalgique pour moi, j'ai détesté à l'époque et je déteste encore, j'ai choisis en toute conscience mon travail de médecin généraliste j'espérais ne jamais revenir ici.

Au bout de vingt heures je sens l'épuisement me guetter et je vais vers la salle de réunion qui a été transformée en dortoir, j'attrape un sandwich et l'engouffre avant de régler mon réveil. Je me laisse quatre heure et j'y retourne.

Le sommeil me saisit instantanément à peine ai-je posé ma tête sur le matelas au sol que mon cerveau déconnecte.

Je sens vaguement les vas et vient des autres membres du personnels épuisés qui prennent un repos durement mérité. A Saint-Jean existe l'une des rares clinique encore accessible pour les nombreux villages et villes coupées du monde pas les inondations au coeur des Cévennes. Nous avons eu un hélicoptère qui a largué des caisses de médicaments et matériels à la demande de Beladari mais aucun renfort humain. Et la vallée est tellement encaissée qu'aucun hélicoptère n'a pu se poser. Nous sommes seuls au monde.

J'exagère car je sais que derrière de l'autre côté des routes inondées, des pompiers et volontaires œuvrent pour rétablir un contact minimum.

Je sens un corps chaud se lover contre moi et ouvre un œil pour apercevoir Constance qui me chuchote :

— Il n'y a plus de matelas libres et Beldari était prêt à en faire libérer un sous prétexte que je suis LE docteur Adler !

Je grommèle et la serre contre moi. On se rendort en même temps.

*

Constance

Les cris, les hurlements, la douleur, le déchirement, les conséquences de cette journée ... Son regard terrible et la culpabilité. Les choix de chacun. Les cauchemars m'assaillent, je suis encore une fois au mauvais endroit, au mauvais moment.

D'habitude je n'emporte jamais mon travail dans le monde des rêves mais pourtant j'ai les visions de deux des patients que j'ai eu cette nuit, l'un le visage constellé de bris de verres et de lacérations et l'autre avec un membre qu'il a fallu recoudre après avoir dépêtré les chairs abîmées.  Comme si mes cauchemars habituels ne suffisaient pas.

Mais un grand corps me serre contre lui et apaise tout ça. Je suis peut être au mauvais endroit au mauvais moment mais j'y suis en tout cas avec les bonnes personnes.

Plus tard, alors que j'ai l'impression de n'avoir dormi que quelques minutes, une main se pose sur mon épaule, le contact est fébrile, comme apeuré.

J'ouvre les yeux sur le visage de l'infirmière anesthésiste que j'ai eu au bloc aujourd'hui à mes côtés. D'ailleurs, je crois que ce jour est à noter dans les annales, j'ai rencontré un des rares anesthésistes qui ne se prenait pas pour un cador ... incroyable !

— Docteur Adler, nous avons une césarienne à pratiquer en urgence, tous les chirurgiens sont pris, personne ne sait quoi faire.

Je me redresse sur un bras et plonge mon regard dans le sien.

— Je vais venir, parce que je suppose que si vous me demandez de venir alors que je n'ai pas dormi plus de quelques minutes...

—... trois heures ...

— .... Passons, si vous demandez à un chirurgien épuisé et dont la spécialité est la chirurgie réparatrice, c'est que vous n'avez personne ?

— Nous ne pratiquons pas d'obstétrique... Nous n'avons pas d'obstétriciens.

J'ai le coeur qui bat à mille à l'heure... Bon sang, qu'est-ce que je fiches ici... Je me tourne vers Aimé, il s'est levé à son tour.

— Je vais prendre en charge le nouveau né, je serais là Constance.

— Aimé c'est de la folie, j'en ai pratiqué une dizaine c'est tout pendant mon internat mais pas plus...

— C'est déjà dix de plus que les autres. Tu vas y arriver.

Cette journée qui avait si bien commencé va vraiment de mal en pis. Je ne perds plus une minute et me précipite à la suite de Vanessa, l'infirmière, je me prépare et entre dans le bloc. Tout est déjà près, j'avise la jeune femme terrorisée et je vois les larmes perler à ses yeux de terreur. Je me souviens l'avoir vu aux urgences en arrivant, son travail a dû être un calvaire... l'anesthésiste que j'aime bien me fait signe que c'est bon et me montre discrètement le monitoring du bébé qui est inquiétant.

— Bonjour Madame, je suis le docteur Adler, je vais vous aider à mettre au monde votre bébé.

Elle me regarde et tente un sourire, Vanessa me chuchote, avant de prendre place à la tête de la patiente.

— Le fœtus est en détresse fœtale docteur, la patiente en est à 35 Sa.

Un préma ... le terme est cependant acceptable pour moi. Je regarde l'infirmière du bloc et dis haut et fort pour la patiente.

— Allez, on s'active, nous avons un bébé à faire naître, faisons de ce moment le plus beau de la journée.

Aimé prend place près de la couveuse que l'on vient d'amener et j'incise.

Tout ça pour ça (terminée)Where stories live. Discover now