CHAPITRE 3.1 - Thémaire - La prison

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La porte de la cellule 017 se referma avec fracas, arrachant un grognement à Thémaire. Le vieil homme se retourna sur sa paillasse, à présent pleinement réveillé. La lumière des lampes des gardiens éclaira encore brièvement le couloir, puis la porte centrale claqua et l'obscurité redevint totale. Seuls quelques murmures et quintes de toux brisaient de temps à autre le silence. Thémaire se redressa. Contre la porte, une silhouette était adossée. Un nouveau... 

Ces derniers temps, les nouveaux venus s'étaient faits plus rares, probablement à cause de l'évidente surpopulation de la prison ; le problème en était arrivé à un tel point que, même avec la meilleure – ou la pire – volonté du monde, on ne pouvait plus caser qui que ce soit de plus. Les cellules conçues à l'origine pour deux personnes en accueillaient désormais toutes au moins quatre. Dès lors, il fallait attendre une libération ou un décès pour trouver de la place. Les libérations se faisaient en moyenne une à deux fois par mois, par un appel dans la grande cour. Jamais moins de cinq, jamais plus de vingt ; c'était la règle. Étant donné qu'aucun détenu n'était au courant de la longueur de sa peine, personne ne savait quand il serait libéré et cet appel créait donc toujours des faux espoirs... Les décès quant à eux tombaient de manière aléatoire, quoique plus fréquents durant les pics de température. L'été, c'était la déshydratation et les coups de chaleur, l'hiver les engelures gangréneuses et les pneumonies... Ce n'est jamais gai bien sûr, mais avec le temps, on s'habitue, on s'insensibilise. Les conditions de vie et de travail dans la prison ne permettent pas autre chose. Hier encore ils avaient dû évacuer un cadavre, ici-même, cellule 017. 

Bon débarras tout de même. Quel emmerdeur ce type... 

Thémaire, couché sur le dos, eut un petit sourire en regardant le lit vide au-dessus de lui. Bom n'était plus qu'un sac d'os depuis bien trop longtemps, cela devait finir par arriver. 

Paix à son âme... 

Thémaire reporta son attention sur celui que les gardiens venaient d'amener à sa place. Dans la pénombre, il ne pouvait distinguer qu'une ombre, qu'il suivit du regard alors qu'elle se laissait doucement glisser le long du mur, le visage entre les mains. 

Un faible. 

Il se détourna avec un rictus dédaigneux. 

Encore un qui ne fera pas long feu...


Thémaire était là depuis des années déjà, ce qui faisait de lui un vétéran. Autour de lui s'étaient succédé des « locataires » de tous âges et tous genres ; des jeunes et des moins jeunes, des effrontés, des volontaires et des désespérés. Certains restaient longtemps, d'autres mouraient rapidement. La prison n'était pas faite pour tout le monde... Les gens meurent, c'est comme ça. On ne peut compter sur personne. Au fil des années, il n'avait connu qu'une douzaine de libérations de ses codétenus de 017, tous les autres étaient morts. Le roulement était relativement rapide, alors il ne s'intéressait pas à eux, et eux finissaient toujours par cesser de s'intéresser à lui. Il vivait ainsi avec trois autres détenus dans un espace de six mètres carrés en parfaite indifférence. En ce moment, c'était deux jeunes garçons qui partageaient sa cellule ; Gilem et Ulliel. Ulliel était là depuis près d'un an. C'était un garçon de ferme au visage doux, dont les mèches blondes lui tombaient devant les yeux. S'il fallait le décrire en un mot, on choisirait « placide ». D'un tempérament égal, assez neutre, il n'élevait jamais la voix. Il ne semblait jamais en colère, mais jamais très heureux non plus. L'autre, arrivé un peu plus de six mois plus tôt, était en revanche une véritable plaie. Gilem... Un petit rouquin au nez en trompette parsemé de tâches de son qui ne semblait pas capable de se taire plus de dix minutes d'affilée. Il avait encore l'énergie d'un jeune chiot, le gamin, c'était épuisant. Et puis son accent du Nord teintait ses phrases de « r » roulés et de petits claquements de langue, ce qui rendait ses soliloques d'autant plus agaçants. Thémaire ne l'aimait pas beaucoup. Mais pour être honnête, Thémaire n'aimait personne.

A l'époque, quand il avait été arrêté, il n'était qu'un vieil homme comme les autres, se laissant aller à la douceur de l'âge en lisant et écrivant au calme de sa bibliothèque. Mais son arrivée à la prison avait été comme un électrochoc. Le travail de la mine avait réactivé les muscles oubliés de sa jeunesse et l'inconfort de sa situation l'avait sorti de sa léthargie passive. Le vieil homme avait surpris tout le monde par sa ténacité. Les locataires de sa cellule se succédaient mais Thémaire résistait. Certains disaient que c'était sa méchanceté qui le rendait immortel, et ils n'étaient pas loin de la vérité. Aujourd'hui, Thémaire était un vieillard rachitique et aigri, ses cheveux blanchis se raréfiaient sur son crâne, rejoignant un collier de barbe mal entretenu, de grosses poches soulignaient ses yeux fatigués... Mais il avait encore de la force dans ses membres décharnés et surtout, une volonté rageuse de vivre. 

Je ne crèverai pas ici. Je ne crèverai pas ici. Je ne crèverai pas ici... 

C'était son mantra. Tous les soirs, il se répétait ces mots en boucle. Jour après jour, chaque matin une victoire. 

Je ne crèverai pas ici.


Durant ces dernières années, Thémaire avait appris à connaître la prison pour dissidents illyriens n°4 (PDI-4). Perdue au pied des montagnes dans un désert de sable et de rocaille rouge, elle comportait deux grandes sections : une pour les hommes, dans la cour ouest, et une pour les femmes, dans la cour est. La section ouest était composée de douze longs bâtiments, sortes de baraquements sommaires percés de courants d'air et infestés de vermine qui composaient le bloc A. C'était en réalité des préfabriqués estampillés « temporaires », et qui pourtant étaient là depuis plus de dix ans. Thémaire le savait, c'étaient déjà les mêmes à son arrivée, et ils étaient déjà bien défraîchis à l'époque. A l'intérieur, chaque préfabriqué était découpé en vingt-quatre cellules de deux mètres sur trois, fermées par de lourdes grilles et réparties en deux rangées face-à-face, séparées par une allée centrale. Entre chaque cellule, les parois de tôle ondulée qui faisaient office de murs étaient criblées de trous de rouille. L'ensemble avait une vague allure d'écurie et à dire vrai, le confort n'en était pas loin. Les cellules comprenaient quatre couchettes superposées ; celles du dessous, quasiment au niveau du sol, avaient des paillasses presque constamment humides et parfois visitées par des rongeurs, tandis que celles du dessus, très proches du plafond, offraient si peu d'espace que se retourner en devenait un véritable sport. Toutes étaient infestées de parasites, qui se répandaient partout dans les vêtements et les cheveux, au grand dam des prisonniers. Les malheureux étaient couverts de croutes à force de se gratter... En hiver, il faisait un froid mordant et ils se réveillaient souvent les yeux collés par le givre tandis qu'en été, les bâtiments devenaient de véritables fournaises, si bien que les hommes se prenaient à attendre avec impatience le moment de descendre dans les profondeurs fraîches de la mine...

Les Bannis - Tome 1; Les premières pierresWhere stories live. Discover now