CHAPITRE 6.3 - Thémaire - La prison

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Quand à la fin de la journée les détenus furent ramenés en cellule, le soleil était déjà bas. L'automne touchait à sa fin et les jours se faisaient de plus en plus courts, privant les hommes d'autant plus de lumière. Le long du trajet de la mine aux baraquements, les grands spots avaient déjà été allumés pour éclairer la route. La file des détenus s'ébranla donc sous le regard attentif des gardiens, parfaitement inutiles au vu de l'abattement général. 

Ces hommes étaient vaincus. Ils n'essayeraient pas de fuir, ils n'en auraient pas la force. Ils n'en auraient pas même l'idée. Comme un cheval sauvage qui s'est fait mater et qui n'essaye plus de jeter son cavalier, ces malheureux n'avaient plus en eux cette étincelle de fierté qui permet à l'homme de se révolter. Rendus dociles à force de coups, de privations et de désespoir, les prisonniers se laissaient faire sans plus résister, sans plus même réfléchir. Il arrive toujours un moment où l'homme devient insensible, même aux pires conditions. Et ceux-ci étaient usés jusqu'à la corde, les yeux rougis par la fatigue, les côtes saillantes sous leurs vêtements trop fins pour la saison, les joues creusées, les muscles douloureux. Ce n'étaient plus des hommes, c'étaient des morts-vivants. Des corps sans vie qui marchaient et travaillaient sans plus s'en rendre compte mais qui parfois hurlaient la nuit, hantés par leurs cauchemars, harassés par ce qui leur restait de vie. Thémaire ne posait jamais de questions à ces malheureux. Il ne les jugeait pas non plus. Tout le monde avait ses démons, ici...

Sur la route vers les baraquements, le nouveau marchait tête basse. Seul. Et une fois de retour dans la cellule 017, il engloutit son maigre repas du soir et se coucha, toujours sans un mot. Thémaire vit les deux garçons qui partageaient sa cellule s'échanger un regard.

— Il n'est pas très loquace, murmura Gilem en montrant le nouveau d'un signe de tête, allongeant son corps maigre sur sa paillasse.

— Non, en effet.

Les plafonniers s'éteignirent dans un claquement et Thémaire ferma les yeux. Mais c'était sans compter le regain d'énergie que l'arrivée du nouveau semblait avoir donné aux garçons.

— Tu imagines que de toute la journée, personne ne l'a vu ? souffla le petit rouquin avec une excitation contenue.

Dans la pénombre du baraquement, on ne discernait que les contours de la silhouette du nouveau, mais Gilem l'observait tout de même avec intérêt. Leurs deux paillasses étaient à la même hauteur et séparées d'un petit mètre à peine, l'espace nécessaire pour se tenir debout entre les deux. L'homme avait le visage tourné vers le mur, les bras croisés sur sa poitrine. A chaque respiration, ils touchaient le plafond.

— Vu quoi ? Son tatouage ?

— Oui !

— Personne ne lui a demandé non plus...

— Je sais mais... Tu n'es pas curieux ?

— Si...

— Tout le monde veut savoir. Et c'est notre responsabilité, puisqu'il est chez nous.

L'homme grogna dans son sommeil. Gilem se figea.

— Tu crois qu'il est réveillé ? chuchota-t-il un ton plus bas.

— Je ne sais pas.

— Est-ce qu'on attend demain et on lui demande de nous le montrer ?

— Tu oserais ?

— Je ne sais pas... Il est bizarre non ? Il a quelque chose de... différent. Je ne sais pas trop quoi mais il me fait un peu peur.

Thémaire émit un petit bruit moqueur, autant pour énerver le gamin que pour montrer qu'il était dérangé par le bruit. Il ne vit pas Gilem lui tirer la langue en retour.

— Tu crois que tu peux le voir d'ici ? demanda encore Ulliel, le plus bas possible.

Gilem se tordit le cou dans tous les sens.

— Non... Il fait trop noir.

— Zut. Alors oui, on lui demandera demain.

— Taisez-vous ! grogna Thémaire.

— Chuuut ! Tu vas le réveiller !

Et comme pour appuyer ses propos, l'homme poussa un profond soupir et tourna la tête, arrachant un petit cri de terreur à Gilem. Mais il semblait être toujours endormi.

— Il a bougé... Tu le vois maintenant ?

— Ben non...

Gilem tendit le cou vers la couchette d'en face, plissant les yeux pour mieux voir.

— Non, je t'ai dit, il fait trop noir. Et puis de toute façon, il a rabaissé ses manches.

Dépité, il se recoucha.

— On verra demain.

Il y eut un moment de silence et Thémaire crut qu'il allait enfin pouvoir s'assoupir quand Gilem reprit la parole ;

— En même temps, ça ne fait qu'un jour. Ce n'est pas tellement surprenant quand on y pense.

— De quoi ?

— Je veux dire, il y en a beaucoup qui ne parlent pas. Regarde Thémaire, à part nous engueuler... Bom par contre, je n'en pouvais plus de l'entendre... Je suis content qu'il soit mort.

— Gil !

— Enfin, j'veux pas dire ça comme ça mais... Mais quand même, avoue. Tu es content aussi qu'il ne soit plus là !

— Mhm...

Ce qui était arrivé au vieux Bom, précédent occupant de la quatrième couchette de la cellule 017, était particulièrement atroce. Quand il était arrivé à la prison, le pauvre homme avait complètement perdu la tête et répétait inlassablement sa tragique histoire, tous les jours, encore et encore. Bien sûr, les autres détenus avaient d'abord été compréhensifs, mais rapidement ils n'avaient plus pu supporter entendre les détails. C'était trop dur. Tout le monde à la PDI-4 avait des souvenirs difficiles auxquelles ils n'aimaient repenser. Mais avec Bom, avec ses délires, chacun revivait ses propres drames et les fantômes se répandaient dans les yeux des vivants. Aussi quand il ne s'était pas réveillé un matin, c'était un sentiment de soulagement légèrement coupable qui avait envahi le baraquement.

Thémaire se retourna sur sa couche, pensif.

« Il me fait un peu peur »

C'était ce que le garçon avait dit du nouveau. De la peur, c'était peut-être bien ça qu'il avait vu dans les yeux du gardien plus tôt dans la journée. Mais pourquoi un gardien aurait-il peur de son prisonnier ? Certes, l'homme était assez impressionnant physiquement, très grand et musclé, mais il était aussi clairement en position de faiblesse. Et pourtant, le vieil homme ne pouvait se défaire du sentiment de malaise qu'il ressentait à chaque fois qu'il voyait le nouveau.

C'est vrai qu'il est bizarre. On dirait presque qu'il... Non, ce serait absurde.

Impossible.

Et pourtant...

Les Bannis - Tome 1; Les premières pierresWhere stories live. Discover now