10

18 1 0
                                    

La vision que j'ai toujours eue de la société est celle d'une société brutale, où la compassion n'a pas sa place, où écraser l'autre pour arriver à une situation sociale et professionnelle décente est quelque chose d'acceptable, pour ne pas dire banal. Une société où l'amour n'est pas au cente des préoccupations, que cela est réservé à ceux qui sont faibles, ou au contraire, qui, après avoir réussi, ont le temps à perdre de s'offrir le luxe d'aimer, comme si l'amour pouvait s'acheter, comme si l'amour était une question de rang social. Eh bien, je m'insurge de tout mon être contre cette société qui ne m'a jamais correspondu. Je ne trouverai jamais ma place en trahissant les autres, car je me sentirai illégitime et condamnable. Et je n'ai que faire des personnes qui m'accuseront d'être faible, fleur bleue ou naïf, je n'ai pas de compte à leur rendre, leurs principes sont à mes yeux puants. J'essaye de ne pas juger les autres mais certaines situations me mettent hors de moi.

Je suis loin d'être un maître de sagesse, je n'ai pas le calme d'un bonze, je n'ai pas les connaissances d'un érudit ou d'un savant, mais je suis là, du haut de mes vingt ans, avec une vision du monde qui me joue bien des tours mais que je ne pourrais renier, car je l'ai toujours eue au plus profond de moi.

Les adultes semblent refroidis, comme si leur éducation, leur instruction et leur expérience de la vie les avaient éteints, comme s'ils étaient passé dans un moule les ayant irrémédiablement assujettis à un monde qui exige de faire preuve de froideur pour atteindre son but... Un monde où l'argent semble primer sur tout ce qui reste de bon en l'homme. Le problème est que je sens que cette froideur commence à rentrer et à prendre place à l'intérieur de mon esprit : Cela veut dire que tu as grandit, me dit-on, tout simplement. Je souhaiterais répondre que non, si cela est grandir, je préférerais rester un enfant, car dans ce cas, j'ai la terrible impression de rétrécir. Quel paradoxe !

Tout parcours se doit d'être simple et rectiligne, plus il l'est, plus il sera exemplaire et considéré comme une référence, or, je n'ai naturellement jamais réussi à en rester là. Tout est pour moi l'occasion de sortir du cadre, de repousser les limites, il devait forcément en aller de même pour ma scolarité et mes études. Petit, je me disais que si quelque chose était interdit, cela voulait dire que c'était forcément intéressant, cela a valu de nombreuses frayeurs à ma mère. Je me passionnais par tout, ma famille me parle encore régulièrement aujourd'hui des plans des canalisations, des chaudières et des bandes dessinées que je dessinais et des petites histoires que j'écrivais sur la table du bureau de mon grand-père. Je me souviens aussi des innombrables après-midi passées à jouer tout seul dans la cour, j'étais mieux ainsi, car seul, je n'avais pas de limite imposée, j'étais maître du jeu, seul mon imagination délimitait mes rêveries.

Le problème est que je ne redescendais pas facilement sur Terre, et les obligations scolaires n'étaient absolument pas à mon goût. Ah oui mais il fallait bien le faire, alors je m'exécutais, nonchalamment, mais je m'exécutais. Je m'exécutais dans le sens où je mettais provisoirement à mort le monde dans lequel j'étais pour revenir dans un monde qui ne me correspondait guère. Et le deuil de ce monde était bien réel, combien de fois me suis-je surpris à pleurer devant mes devoirs ou le matin avant de m'en aller à l'école ?

Les crises étaient parfois monumentales, je ne supportais pas la rigidité et la non-remise en question du système scolaire mais aussi des personnes autour de moi. Prenons un exemple qui me hérisse le poil : le par-cœur.

Oui, je hais le par-cœur, cet apprentissage bête et surtout méchant semblant ne faire ses preuves que chez les singes savants des écoles de tous-bords. Je me permettrais de renommer cette expression de la manière suivante, allant contre mon cœur, je faisais alors du contre-cœur. Combien d'enfants fondent en larmes devant leurs tables de multiplications qu'ils peinent à apprendre ? Est-ce le signe d'un système qui fonctionne vraiment ?

Je pouvais passer des heures le nez rivé dans des encyclopédies, je récitais des livres entiers de comptes pour enfants avec l'intonation adéquate dont le plus connu : La Chèvre de monsieur Seguin, j'étudiais de fond en comble le système solaire et le code de la route. Tout le monde était impressionné et tous me félicitaient de mes différentes entreprises. Mais moi, je trouvais ça tout à fait normal, c'étaient même des jeux comme les autres.

Nonobstant ma capacité à rester des heures dans des ouvrages spécialisés, je passais très vite à autre chose, parfois quelque chose de radicalement différent. Mes parents semblaient avoir énormément de peine à comprendre ces soudains changements d'intérêts. Plus tard, lors de mon adolescence, ils avaient également beaucoup de mal à suivre les brusques changements d'opinions que j'avais sur la société. Je n'avais jamais d'avis réellement figés. Aussi et surtout, j'avais besoin d'expérimenter les extrêmes.

Arborescence infernaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant