chapitre 11(suite)

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— L'ananas sur la pizza devrait être passible de prison à perpét'.

— Ah d'accord, répondit Travis. Tu es comme ça, toi. Aussi arbitraire !

— Dans la vie, y'a des sujets sur lesquels t'es obligé d'avoir un avis tranché, tu vois !

Penché sur le menu plastifié de la pizzeria, Steeve déchiffrait chaque ingrédient.

— Je vois, oui. Il est clair que l'ananas sur la pizza est un sujet capital.

— Ben voilà ! On est d'accord !

Son sourire vainqueur laissait deviner qu'il ignorait royalement l'ironie de cette réponse. Les coudes appuyés sur ses genoux, Travis lisait la carte lui aussi quand la voix de sa mère parut depuis la cuisine.

— Chéri ? Tu me prends comme d'habitude ?

— Pas de problème, m'man !

— Ta mère est génialoïde.

Travis releva la tête du menu.

— Parce qu'elle mange de la pizza ?

— Précisément, mec. Précisément !

Steeve lui tendit la carte avant de se laisser tomber contre le dossier du canapé.

— C'est même pas la peine de tenter d'en faire entrer une chez moi tant que ma mère y est. Mais, imita-t-il, Steven McRoilly je ne t'ai pas nourri et porté pendant neuf mois pour que tu détruises ta santé en ingurgitant des additifs et du sucre. Es-tu seulement au courant du nombre de glucides dans une pizza ? Tiens, mange plutôt des pâtes de konjac.

Travis éclata de rire, le visage dissimulé derrière le menu.

— Désolé. Je me doute que ce n'est pas drôle en soi... Très belle imitation, ceci dit.

— Et t'as encore rien vu...

Steeve passa la main dans ses cheveux châtains. Confortablement installé contre le rembourré du canapé, il tourna la tête vers son hôte, un rire contenu dans ses prunelles malgré sa petite moue blasée.

— Viens, on vole du sucre. Et on le mange en cachette, murmura Travis.

— Non, mais t'es un ouf toi. J'en suis pas à ce stade de rébellion !

— Dommage... Je te pensais plus courageux que ça.

— Tout plaquer et se casser pour manger du sucre en toute liberté. C'est le projet de ma vie, assura Steeve. Oh ! re-salut toi.

Capsule venait de sauter sur l'accoudoir pour se poser sur ses cuisses.

— Cap's, t'es un pot de colle !

Travis riait pourtant. Le matou quémandait déjà des caresses en poussant, de son museau, la main de Steeve.

— Travis ? Quand vous aurez commandé, tu pourras venir une seconde ?

Il se redressa, cherchant sa mère des yeux. Son sang se solidifia peu à peu. Elle ne l'appelait presque jamais par son prénom.

— Vas-y. J'appelle, répondit Steeve, le téléphone en main. J'irai me doucher après. Comme ça vous aurez le temps de discuter.

Le visage vide de toute émotion, Travis hocha la tête.

— Les serviettes sont...

— Eh, ça devrait aller. Au pire, j'ouvre les placards. Je devrais me débrouiller !

Toute trace de taquinerie s'était envolée de son visage. Steeve avait connu bien trop de discussions familiales à son goût pour plaisanter sur le sujet.

Travis rejoignit donc sa mère. Il ferma la porte de cuisine derrière lui, la bouche desséchée.

Loretta patientait, une main appuyée sur la table de bois.

— Tout va bien ? demanda-t-il.

Il osait à peine avancer. Sensation ridicule. Il n'avait jamais eu à fuir sa mère.

— En fait, c'est à toi que je devrais poser cette question...

— Comment ça ?

Sa lèvre tremblait. Travis avait beau chercher, il ne comprenait pas quel genre de signaux il avait pu envoyer. Le visage crispé de Loretta ne lui augurait rien de bon. Après une inspiration poussée, Loretta releva ses yeux verts, brillants d'une émotion à peine contenue.

— Je voulais lire... J'étais curieuse de lire ce que tu pouvais bien écrire. Je sais que tu as du talent.

La respiration de Travis se bloqua. Le sang affluait, charriant pourtant la sensation que plus rien ne circulait en lui.

Oh non... Pas ça....

— Alors j'ai tapé ton nom. Je suis tombée sur ta page. Celle où tu postes ton roman. Il y a l'air d'avoir pas mal de personnes qui lisent d'ailleurs...

— Maman...

— Donc j'ai lu. Et... et là je me suis rendu compte que je ne connaissais pas mon propre fils.

La main de Loretta tremblait sur la table, unique pilier auquel se raccrocher.

— Est-ce que tu écris cette histoire parce que tu... aimes les garçons ? osa-t-elle demander.

Incapable de regarder sa mère dans les yeux, Travis demeura bouche ouverte. Il était assez intelligent pour comprendre l'inutilité de nier.

— D'accord... fit Loretta.

Elle hocha imperceptiblement la tête et finit par se redresser. Sa main glissa le long la surface boisée.

— Alors... Qu'est-ce que j'ai raté dans ton éducation pour qu'on en arrive à ça ?

Travis déglutit. Sa bouche se referma, les paroles qu'elle contenait happées par un néant glacial. Son cœur se fissura, et pour la première fois de sa courte vie d'auteur, il comprit que l'image n'avait rien d'une métaphore. Il n'effectua pas un geste, certain de s'effondrer. Et même si les mots se bousculaient derrière ses lèvres muettes, ses larmes coulèrent sans qu'il ne puisse rien y faire.

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Stay tuned. La partie suivante arrive aussi aujourd'hui...

Le garçon dans le noir ( S&T) T.1Where stories live. Discover now