Chapitre 11 (fin)

2.2K 311 640
                                    

— T'es pas sérieux ? s'enquit Steeve.

Sa pizza flottait, débordant de sa main.

— Tu sais les films, à la base, c'est pas trop mon truc, se justifia Travis.

Il découpait la pâte de la pointe de son couteau en céramique.

— Comment ça les films c'est pas ton truc ? Méfie-toi, j'vais appeler la police là.

Loretta ne put retenir un rire. Silencieuse, elle se contentait d'analyser leurs échanges. Il était extrêmement rare que Travis ramène quelqu'un chez eux – le plus souvent pour des exposés – et il y avait bien longtemps qu'ils n'avaient pas eu d'invité à table.

— Nan, mais sérieusement. J'ai jamais autant entendu la phrase du « c'est pas mon truc » que depuis que je te connais.

— Travis a toujours été plus livres que films, commenta Loretta.

Le regard amoureux dont elle enveloppa son fils n'échappa pas à Steeve.

— Oui, mais il y a des films iconiques que tu te dois d'avoir vu ! Tu peux pas dire que tu détestes la cinématographie complète. Y'a forcément une œuvre qui te parle.

Un bras replié sur la table, il croqua dans sa part tout en scrutant Travis

— Je n'ai pas dit que je déteste. Simplement...

— C'est pas ton truc, termina Steeve à sa place.

L'air blasé de Steeve fit rire Travis. Sa façon de secouer la tête de gauche à droite lui donnait envie de le titiller.

Incapable de lâcher l'affaire, Steeve reprit.

— Quand tu lis un livre que t'as adoré... Ça te donne pas envie de le voir en film ? De voir... Je sais pas... les personnages évoluer en chair et en os dans leur décor ?

Travis acquiesça. Il se dépêcha d'avaler ce qu'il mâchait pour pouvoir répondre.

— Si ! Mais toujours après le livre. Parce que la cinématographie est un art beaucoup plus restreint que l'écriture. Quand tu lis, tu es libre d'imaginer ce que tu veux. Alors que quand tu regardes un film...

Travis écarta les bras, soulignant l'évidence. Un bout de chorizo commençait à se détacher de sa pizza ; il le rattrapa au dernier moment, sous l'œil hilare de Steeve.

— Tu es obligé de composer avec ce que les scénaristes et les acteurs font. Donc les livres gagneront toujours pour moi.

Le chorizo disparut dans sa bouche.

— Mais tu peux pas nier que la cinématographie éclipse la littérature la plupart du temps. Finalement, quand tu sors le nom d'une œuvre célèbre adaptée en film, la plupart des gens penseront au film avant.

— Vous comparez deux arts très différents, intervint Loretta.

— Différents mais complémentaires, assura Steeve. Le film adapté d'un livre... C'est une continuité de l'imagination de l'auteur. Sauf que comme il y a moins de gens qui lisent que de gens qui regardent la télé ou vont au ciné... La culture du film l'emporte.

— Ça ne veut pas dire que le cinéma l'emporte sur la littérature en termes de qualité, opposa Travis qui piochait les olives de la garniture pour les gober une par une.

— Ben non. Mais regarde le nombre de gens qui ignorent que leurs films préférés sont issus d'un livre.

Steeve haussa les épaules, les deux coudes sur la table.

— Oui, affirma Loretta. Tenez, le secret de Brockeback Moutain, j'ai mis du temps avant d'apprendre que c'était issu d'une nouvelle.

Travis avala sa dernière olive de travers. Le poing devant la bouche, il toussait.

Le garçon dans le noir ( S&T) T.1Where stories live. Discover now