Chapitre 2 : Le clocher

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Ils étaient nombreux à avoir demandé de l'aide à Eirin pour s'entraîner à jeter des sorts ou, pour ceux dépourvus de magie, s'améliorer au combat. En effet, même si la lance représentait l'arme de prédilection de sa famille, chaque membre de la Maison Freymïr se devait d'en maîtriser une importante panoplie : épée, sabre, hache, poignard, tout excepté l'arc qui avait une mauvaise réputation pour les Freymïr, étant considérée comme le symbole des lâches.

Non, eux devaient se tenir fièrement face à leurs ennemis et non cachés dans leur dos.

La jeune fille souffla d'exaspération. Cette interdiction était stupide, seulement fondée sur des principes plus vieux que le monde lui-même et bien trop guidée par la fierté démesurée de la dynastie. Les freyens souhaitaient être la copie conforme de Kahol, leur dieu primaire, qui, armé d'une lance, avait façonné le monde au rythme de ses victoires.

Au moins, cela ne l'empêcherait pas de réussir son test. Elle s'était sentie humiliée après cette conversation avec Maître Garth. Il pensait qu'elle n'était pas capable d'obtenir son examen ? Elle ?

Ses marmonnements attirèrent l'attention d'un de ses camarades qui s'approcha d'elle.

— De quoi Maître Garth t'a-t-il parlé à la fin du cours pour que tu sois dans cet état ?

— En quoi cela te regarde, Joshua ? On ne t'a pas dit que la curiosité est un vilain défaut ?

— Je me moque de ce que t'a dit le Grand Maître ! Je m'inquiète juste pour toi !

— Tu es sûr que tu t'inquiètes pour moi ? Ce ne sont pas plutôt mes parents qui le sont ? Enfin, si seulement ils connaissaient le sens du mot s'inquiéter, siffla Eirin, connaissant pertinemment la réponse.

Joshua prit une tête dépitée, presque blessé par cette remarque.

— Tu sais, même si je fais partie de la branche secondaire de notre famille, cela ne signifie pas que tous mes actes sont contrôlés par les désirs de tes parents.

Il fit une longue pause, perdu dans ses pensées. Revenant à la réalité, il souffla bruyamment et reprit :

— Entre nous, cela fait longtemps qu'on se connaît et à ce titre, je ne te considère plus simplement comme l'héritière légitime, mais plus comme... une amie.

— D'accord ! D'accord ! C'est bon, j'ai compris ! Arrête les frais !

Joshua esquissa un léger sourire. Il était tellement rare de voir la grande et froide Eirin Freymïr gênée au point d'en perdre son sang-froid.

Eirin, sentant le regard amusé de son ami, se reprit très vite.

— Le bruit ici est insupportable, je n'arrive même pas à me concentrer. Je pense que je vais retourner dans ma chambre réviser tranquillement.

Suite à cette déclaration, elle se leva, prit le reste de ses affaires et se dirigea vers les grands escaliers. Les chambres des apprentis se situaient au quatrième étage. Pourtant, après avoir atteint le premier, Eirin bifurqua à gauche et emprunta une toute autre direction, celle du grand clocher qui surplombait la cour extérieure.

Les instructeurs de l'Académie interdisaient l'accès à cette partie de l'école. Les rumeurs allaient bon train pour tenter de justifier une telle décision et fusaient dans les couloirs : cette partie était hantée, une malédiction planait sur l'horloge dont les aiguilles, immobiles, ne remplissaient plus leur fonction depuis bien longtemps. Certains avaient même inventé toute une prophétie concernant l'heure affichée et la fin du monde.

La réalité était bien moins fantaisiste : c'était tout simplement le repère de Nidhöggs, des serpents vivants habituellement près de l'Arbre de Jarmün, mais qui, parfois, décidaient de s'installer ici, attirés par la forte énergie magique qui émanait de l'Académie.

Ces serpents ailés se montraient assez possessifs vis-à-vis de leur territoire et les énerver signait bien souvent l'arrêt de mort des plus imprudent.

L'effet de la morsure du Nidhögg était étudié en deuxième année. Tout corps humain, même ceux des non-mages, possédaient deux types de circulations : sanguine et magique. Comme le disait le bestiaire de l'Encyclopédiste Lançoie, "la morsure du Nidhögg a pour effet d'inverser la circulation sanguine et magique. L'enveloppe corporelle, ne supportant pas ce surplus magique ou ce déficit sanguin, finit par exploser".

Un spectacle plutôt déplaisant.

Comment Eirin savait-elle cela ? Ces bêtes étaient souvent utilisées dans son pays durant l'exécution des traîtres. Elles n'obéissaient qu'aux familles représentantes du culte des dieux de la Volonté.

— Quelle magnifique et belle famille, se dit ironiquement Eirin.

Elle s'installa juste devant l'immense horloge dont le cadran en verre offrait une belle vue sur la cour extérieure de l'Académie. Le soleil commençait déjà sa longue chute vers l'ouest et sa lumière traversait le vitrail coloré qui renvoyait ses couleurs au travers de la pièce.

Les Nidhöggs, d'ordinaire arborant un corps gris terne, se virent colorés de bleu et de rouge et sifflèrent, mécontents. Ils restèrent malgré tout en retrait, tapis dans l'ombre des charpentes. À l'aide de leurs griffes aiguisées, ils dansaient parmi les poutres donnant ainsi naissance à un grincement sourd. Ce bruit ne dérangea pas la jeune héritière qui s'était perdue dans ses pensées.

Tout à coup, elle entendit un cri de rage provenant de la cour extérieure. Encore cette fille, Shauna. Cette dernière semblait très énervée et renversa violemment une pile de manuels en tout genre.

Eirin eut un sourire narquois. Cette incapable avait finalement pris conscience que c'était une perte de temps d'étudier dans cette Académie au vu de ses performances à l'exercice.

Malgré tout, la jeune Freymïr ne comprenait pas pourquoi le Grand Maître était aussi indulgent avec elle, alors qu'elle manquait clairement de respect et était dépourvue du moindre talent. Des apprentis avaient été renvoyés de l'Académie pour bien moins que cela. Quelle relation liait Maître Garth à cette fille ? Elle avait remarqué les regards appuyés de ce dernier envers Shauna et était persuadée que leur lien dépassait celui d'un élève et de son instructeur.

Lorsque Eirin avait franchi les portes de l'Académie en tant que jeune apprentie, Shauna, elle, y avait déjà vécu depuis plusieurs années. Combien, Eirin n'en avait pas la moindre idée. Cependant, au vu de ses connaissances du monde qui l'entoure, elle pouvait aisément imaginer qu'elle n'avait pas connu beaucoup de choses hormis les murs froids de l'institut.

Seule Shauna avait ainsi été récupérée dans la rue. Bien que les instructeurs n'appréciaient pas le fait qu'il en soit fait mention, les bruits de couloirs avait fait leur travail et tous nommaient Shauna l'orpheline : celle qui n'avait pas sa place ici.

Eirin rit doucement : pourquoi s'intéressait-elle à cette orpheline ? Elle avait bien mieux à faire et devait passer cet examen et enfin devenir un membre actif de sa Maison.

Si pour certains élèves l'objectif était de devenir des Paladins, dans son cas, elle ne serait Paladin que de titre. En tant qu'héritière des Freymïr, elle était destinée à entrer dans le Conseil et à gérer les affaires politiques de la famille.

« Et contrairement à toi, je n'ai pas besoin de descendre d'une grande famille pour cela ! »

Oui, il était inutile et puéril de s'aveugler volontairement. La raison pour laquelle elle ne parvenait pas à détourner le regard de Shauna qui, par maladresse venait de tomber dans la fontaine d'où elle s'était installée, elle et ses manuels, c'était bien cette remarque.

Tous le pensaient, mais peu avaient l'audace, ou plutôt le courage, de le dire à voix haute. Pourtant, une nouvelle fois, ces personnes se trompaient. Comme le disait son père, le courageux est rarement l'érudit. Tous se méprenaient lourdement. 

S'ils savaient.

L'odyssée des EspritsWhere stories live. Discover now