Chapitre 9

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DEPUIS CE MATIN, Camille était restée figé sur son lit, la tête dans les nuages. Quand son père toqua à la porte, croyant la réveiller, il la trouva devant sa grande fenêtre où le soleil filtrait à travers les rideaux transparents en soie. Il lui caressa doucement les cheveux, comme il avait l'habitude de faire quand celle-ci n'était encore qu'une enfant innocente.

- Tu penses encore à ça ? L'interrogea-t-il, se stoppant quelques secondes, avant de reprendre ses tendres gestes.

Camille hocha tristement la tête. Depuis ce matin, cette image qui la hantait depuis son départ de chez sa mère, la hantait de nouveau. Sûrement à propos des mots de William, hier soir, sur la falaise de la Vache Noire. Elle enlaça son père si fort que les jointures de ses doigts lui firent mal. Et pourtant, aucune larme ne pointa le bout de son nez. Et cela la rendit encore plus mal, de savoir que cet évènement ne lui faisait même pas de peine.

- Est-ce que je suis un monstre, papa ? Murmura-t-elle, le visage enfoui dans le tablier bleu de son père.

- Tu n'es pas un monstre, ma chérie. Tu n'en seras jamais un. Encore moins pour ton vieux père.

Camille regretta que les larmes ne lui viennent pas. Elle en avait tellement besoin, pour extérioriser sa haine contre ce monde qui l'avait détruite, endommagée sans aucun regret, et sans la moindre honte. Danser lui manquait terriblement, dans ces moments-là. Mais elle ne pouvait plus, à cause de Lui. Elle avait trop de marques, trop de cicatrices, trop honte, trop mal.

Camille se détacha de l'étreinte de son père.

- Je dois aller ouvrir la poissonnerie. Rappelle-toi de ce que je t'ai dit. Lui dit-il en lui collant un rapide baisé sur le sommet du crâne.

Il quitta la pièce, laissant son odeur emplir la pièce, une odeur de lessive et de bonbon à la menthe, mêlée à de la sueur. Les longues heures de pêche et de travail avec son père lui manquaient affreusement. Les moments d'insouciance et de bonheur lui semblaient tellement lointains.

Finalement, la jeune femme décida de sortir faire un tour au village, malgré sa petite blessure au coeur qui lui faisait encore mal après "l'incident Eliott". Elle s'en voulait de n'avoir rien fait pour se défendre, et pourtant, son corps n'aurait rien pu faire d'autre que de rester figé, comme une statue de pierre mélancolique et pensive. Comme si tous ses muscles s'étaient en pause le temps du supplice.

Elle enfourcha son vieux vélo rose recouvert de stickers qui commençaient à se décoller, et sortie dehors. Par la vitrine de la poissonnerie, elle salua son père occupé à vider un gros poisson, son habituel sourire artificiel collé au visage. Sur sa bicyclette, Camille se sentait libre, le vent lui fouettant le visage et lui emmêlant les cheveux. C'était comme revenir dans le passé, redevenir cette petite fille apprenant à faire du vélo, son père lui tenant la main, et sa mère lui criant des encouragements. Elle aurait tant aimé revenir à cette époque, et pouvoir oublier celui qui l'avait brisée comme une poupée fragile de porcelaine. Elle ne s'était pas battue pour retrouver sa liberté.

Tu es faible. Si faible, Camille. Lui disait cette petite voix, quand elle baignait dans une mare de sang, sur le carrelage pourri de la cuisine, ou sur le tapis en laine de sa chambre. Quand elle pleurait à chaudes larmes, s'imaginant qu'un jour, ce cauchemar prendrait fin. Cette petite voix était partout, tout le temps, et n'avait jamais quitté Camille. Pas même aujourd'hui. Cette petite voix lui vrillait les tympans et le crâne.

Elle accéléra, appuyant de toutes ses forces sur les pédales de sa vieille bicyclette, comme si le fait de prendre de la vitesse la lavait de tous ces souvenirs noirs et terrifiants. Camille passa devant la petite boutique de fleurs de Louise Lefèvre, la mère de Victor, devant la minuscule mairie aux couleurs pétantes, la fontaine que William et elle aimait tant petits pour aller faire trempette après les chaudes journées de canicule.

Devant elle, le paysage défilait à toute allure, de plus en plus vite. Et pourtant, malgré tous ces endroits renfermant des souvenirs heureux et joyeux, Camille se rendit sur la falaise où elle avait William et qu'il lui avait serré la main. La trace tiède et moite de la paume de William restait toujours gravée dans la sienne. Et contrairement aux cicatrices et aux bleus qui s'en allaient au fur et à mesure de sa guérison, c'était une sensation agréable qu'elle ne voudrait pour rien au monde oublier. Que ce souvenir reste tatoué dans sa main pour toute la vie, et parte avec elle au paradis.

Ses cuisses se crispèrent sous l'effort quand elle commença à monter la côte sur son vélo qui n'était pas tout jeune. Les freins crissèrent quand elle arriva enfin en haut de la falaise, à bout de souffle. Parfois, la douleur et l'épuisement lui faisaient oublier pendant quelques instants sa vie ponctuée d'amertume et de regrets.

Elle laissa tomber son vélo sur la pelouse, qui s'écrasa dans un bruit gros bruit de ferraille étouffé par l'herbe, et se dirigea lentement vers la pointe de la falaise, où en dessous, il y avait un vide infini qui semblait l'appeler et lui tendre les bras. Pendant un long moment, entouré d'un silence pesant, où seul le bruit de gouttelettes venait briser le calme, Camille se demanda ce que cela ferait si elle se laissait tomber dans ce trou béant où la faucheuse l'attendait en bas, les mains vers elle. Ce que cela ferait si elle volait pendant quelques secondes, et qu'elle tomberait lentement, attendant en vain que ses ailes blessées ne la sauvent, volant le moment où elle enlacerait enfin la mort.

Elle pensa à William, le seul garçon qui l'avait accepté telle qu'elle était. À son père, qui l'avait aidé jusqu'au bout du chemin de la rédemption. Et à Lui, synonyme de terreur et de souffrance, celui qui l'avait tué à petit feu, la regardant sombrer dans un océan de détresse et de remords.

- Tu devrais le faire maintenant, Camille. Avant que ton secret ne soit révéler à tout le monde. Dit soudain une voix qu'elle connaissait bien.

Mais Camille ne se retourna pas. Pourtant, une boule se forma dans son estomac, aussi grosse qu'un rocher.

- Je sais ce que tu as fait, espèce de monstre. Mais, est-ce que je ne devrais pas m'y attendre, de la part d'une fille comme toi ? En fait, les gens comme toi ne me surprennent même plus. Vous êtes ignobles. Tu n'as parfois pas honte de tes origines ? À ta place, je me cacherais pour l'éternité, avec une peau comme la tienne. Continua Eliott, son ton moqueur montant de plus en plus au fur et à mesure de ses paroles.

Camille se figea. Elle avait arrêté de respirer. Comment toutes ces horreurs avaient pu sortir de la bouche d'un adolescent, sans aucune représaille ? Elle se tourna lentement, les poings fermements serrés, ses ongles transperçant la chair de ses paumes. Et d'un coup, toutes les images qui l'avaient foutues en l'air s'emparèrent de ses pensées, la faisant chanceler:

Elle se faisant tabasser à la sortie du collège pour avoir défendu son amie, elle étendue sur le carrelage de la cuisine dans un bain de sang...

Et sans crier gare, des larmes de pure haine lui défigurant le visage, elle se jetta sur Eliott, refermant ses mains sur le cou du jeune homme. Pendant quelques secondes, celui-ci se débattit en vain, essayant de retirer les mains de Camille de sa gorge. Son visage blêmit lentement, virant ensuite rapidement au violet. Et, alors qu'il allait rendre son dernier souffle, une petite voix apeurée se fit entendre:

- Camille ?

La jeune femme retira prestement ses mains du cou d'Eliott. William se tenait devant elle, tremblant de tout son être, ses jolis yeux dévisageant Camille.

Soleil d'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant