Juin 1940 - L'invasion allemande

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Le 10 mai 1940, les troupes allemandes ont envahi les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg. Le 12 mai, la ligne Maginot est percée à Sedan, la France est envahie. Les réfugiés se succèdent sur les routes, s'arrêtent dans les villages avant une nouvelle étape, sans but, si ce n'est d'échapper à l'envahisseur.

Le samedi 8 juin, dans la matinée, nous entendons des grondements sourds, des balles tirées d'avion sifflent autour de l'école. J'éloigne les enfants des fenêtres. Mais la classe doit continuer : les épreuves du Certificat d'Études Primaires (C.E.P.), mon premier certificat, doivent avoir lieu le surlendemain lundi 10 juin, à Magny-en-Vexin.

Le soir, je pars tout de même à Menucourt. Là, j'apprends que Gisors et Pontoise ont été bombardés. La situation s'aggrave rapidement ; mes parents hésitent à me laisser repartir le dimanche en fin de matinée. Je m'entête : « Et le Certificat d'Études, demain, à Magny ? »

Je quitte le tacot à Hodent ; la route est encombrée de charrettes de réfugiés ; certains sont à pied et poussent des bicyclettes et des voitures d'enfants chargées de paquets. Je marche à contre-courant, seule sur le bas-côté de la route. Mes logeurs sont bien étonnés de me voir revenir, inquiets sûrement, car l'ennemi est proche. Je m'obstine : « Je dois emmener mes élèves demain à Magny, il me faut un véhicule » et j'ajoute : « Nous devrons partir tôt, sept kilomètres au pas d'un cheval, c'est une heure de route ». Rien à faire ; chacun pense à partir, comme les réfugiés que j'ai rencontrés. Le lundi matin, il faut se résigner : c'est l'exode.

M. et Mme Landemard décident de rester au village, avec leur petit-fils Jacky âgé de deux ans et demi. Quant à moi, dans l'après-midi, je reprends la route de Magny, espérant... Encore... Trouver le tacot du soir pour rentrer à Menucourt. J'attends sur le bord de la route, une heure, plus encore. Plus de doute, le tacot ne passera pas. Et me voilà de nouveau, marchant en direction d'Omerville ; c'est là que je passerai ces jours difficiles. J'ouvre l'école aux heures habituelles, sous l'œil étonné des populations de passage. Quelques enfants du village sont restés. J'accueille momentanément des petits réfugiés.

Chez M. et Mme Landemard, nous survivions grâce au jardin et au poulailler. On trait les vaches lâchées par leurs propriétaires, on emplit des jattes de crème, on fait du beurre. Hum ! Le souvenir des fraises à la crème, d'autant meilleures qu'elles sont cueillies au petit jour et cachées (sous l'escalier) au regard des Allemands qui en semblent particulièrement friands ; « Bizarre ! se disent-ils, en ce mois de juin, il n'y a que des fraises vertes dans les jardins ! ».

Le vendredi 14 juin 1940, au matin, jour de mon dix-huitième anniversaire, mes hôtes veulent me retenir à la maison : les Allemands arrivent dans le village. Conscients de leurs responsabilités, ils décident de me faire passer pour leur fille. Cette première unité ne fera que passer. Un autre groupe de soldats arrive. Les hommes, torses nus, se lavent au robinet de la cour, étonnés de trouver une école avec des enfants au travail. Certains offrent des friandises, il faut refuser. Ne dit-on pas que les bonbons sont empoisonnés ?

Vers onze heures, un officier se présente, raide, botté. Il salue, ses talons claquent. Il cherche une carte de la région : l'ennemi avance vite, peu de panneaux indicateurs si ce n'est de petites plaques apposés sur les murs dans les villages. La carte du département de Seine-et-Oise, en papier toilé, est soigneusement roulée sur le haut de la bibliothèque, heureusement ! Je lui montre les grandes cartes de France de Paul Vidal de La Blache ; ce n'est pas ce qu'il veut, bien sûr. A-t-il compris ma dérobade ? Dépité, l'homme se redresse fièrement, me toise, me regarde fixement ; « Savez-vous que Paris a capitulé ce matin ? ». Je cache mon émotion.

« Je le sais.

- Qui vous l'a dit ? »

J'invente une réponse : « Un soldat allemand ». L'officier, étonné, salue, claque les talons, s'éloigne.

Malgré les réticences de mes « parents », je retourne à l'école l'après-midi. Le village est sinistre, seule la place du village vit, au ralenti. Quelques soldats s'affairent autour de leurs véhicules, des animaux errent dans les ruelles désertes ; le silence n'est rompu que par les beuglements des vaches abandonnées par leurs propriétaires et qui attendent, pis gonflés, une main pour les traire.

Nous travaillons jusqu'à seize heures trente puis je reste seule. En institutrice consciencieuse, je corrige les cahiers, je prépare le travail du lendemain... Mais y aura-t-il un lendemain ?

Tout à coup, un soldat fait irruption dans la classe, bien étonné de m'y trouver ; il regarde le buste de Marianne qui trône face aux élèves, m'interroge.

« Jung Frau von Orléans ? » (Jeanne d'Arc)

Je ne me sens pas à l'aise devant cet intrus assez rustre. Je reste muette.

« Vous pas parler allemand ? En Allemagne, professor parlent français. »

Alors je me redresse et je réponds fièrement :

« Eh bien, moi je parle anglais... Et latin... Et espagnol. »

Et je m'échappe. Mes logeurs, mis au courant, n'ont plus besoin d'insister pour me garder près d'eux.

Mais bientôt les Allemands ont besoin de pommes de terre ; le Maire ayant déserté la commune, c'est ce brave M. Landemard qui va sauver la situation. Au mois de juin, les tubercules de la dernière récole ont bien mauvaise mine mais les Occupants devront s'en contenter, comme nous d'ailleurs, car nous n'avons plus de pain.

Quelques jours plus tard, l'armée a quitté le village ; je peux retourner à l'école. Hélas, quel désastre ! Les vandales ont vidé les placards, éparpillé livres, cahiers, cartes de géographie, renversé l'encre, piétiné le tout, maculé de boue, de cirage, d'excréments. Je récupère ce qui peut encore servir, nous travaillerons avec ce qui reste encore utilisable. De la blouse rose, déchirée, je tirerai deux petits tabliers.

Et puis, fin juin, en début d'après-midi, je vois arriver mon père ; il a parcouru la bicyclette la trentaine de kilomètres de Menucourt à Omerville, anxieux de savoir ce que je suis devenue.

Mon opiniâtreté me vaudra une lettre de félicitations de l'Inspecteur de l'enseignement primaire mais, dans la pagaille, je perdrai un mois de traitement et mes réclamations se solderont par une fin de non-recevoir de l'Inspecteur d'Académie.

Trente-sept ans plus tard, j'apprendrai que mes début épiques ne seront pas pris en compte pour le calcul de la retraite ; en fait, je suis coupable : « nul ne peut être fonctionnaire avant 18 ans ». Donc, malgré mes états de service, je ferai une rentrée de plus. Mais, c'est décidé, j'arrêterai en janvier ; pas un jour de plus !

*

Lettre de félicitations écrite de sa main par l'Inspecteur de l'enseignement primaire, M. Chopinet, le 1er août 1940 (on économisait déjà le papier) :

Je tiens à vous féliciter tout particulièrement de la constance que vous avez mise à faire votre classe lors de l'arrivée des Allemands et du sang-froid que vous avez montré en cette circonstance critique en restant à votre poste et en ouvrant votre classe au moment où presque toute la population s'était enfuie.

N.B. : J'ai fait connaître votre belle conduite à Monsieur l'Inspecteur d'Académie.

10 novembre 1939 - InstitutriceDonde viven las historias. Descúbrelo ahora