Rentrée scolaire 1943 - Les Mureaux

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Rentrée scolaire 1943 : je suis nommée aux Mureaux ; à cause des évènements la rentrée a été retardée jusqu'au 2 novembre, ce qui va me laisser peu de temps pour m'installer ; mon premier « chez moi » ! au-dessus des classes, le logement réglementaire d' »institutrice adjointe célibataire » : une cuisine, une cave à charbon, et deux pièces dont « une à feu » et même, ô luxe ! Des W.C. sur le palier. Dans la cuisine, sous la hotte, un placard, une cuisinière à charbon qui a perdu la porte de son four, une pierre-évier en grès avec écoulement d'eau... Mais pas d'arrivée : le robinet se trouve dans la cour de récréation.

Mes premiers meubles : une petite table de cuisine, souvenir de l'asile Sainte-Elizabeth et deux chaises données par des amies ; l'une a eu un accident, une plaque métallique solidement vissée remédie à la fracture d'un pied (nos chirurgiens actuels utilisent la même méthode sur leurs patients !). Pour la chambre, un lit-cage ayant appartenu à mon grand-père décédé à ma naissance, et une petite table bancale remise d'aplomb par mon père. Deux caisses à pommes empilées serviront plus tard de support à un réchaud à gaz à deux bouches déniché, avec bien du mal, et acheté d'occasion. Quelques chiffons se transforment en rideaux et dessus de lit.

Mes parents me donnent quelques ustensiles : deux assiettes, deux verres, quelques couverts, deux fers à repasser en fonte, une petite casserole en aluminium. Plus tard, je troquerai quatre paquets de cigarettes contre un petit faitout et enfin notre voisin curé de Menucourt me fera avoir une casserole chez un ami quincaillier à Pontoise ; cette casserole me servira de miroir, faute d'aliments à cuire.

C'est l'âne Charlot, le « ministre » du cousin Louis Bourgeois, qui doit assurer le déménagement, mais, affirme son maître, il a peur de l'eau, il risque de ne pas vouloir traverser la Seine sur le pont provisoire aux planches disjointes. Réplique acerbe de mon père : « J'ai servi sept ans dans la cavalerie, j'en ai fait marcher d'autres que ton Charlot ! »

Je suis partie à bicyclette, en éclaireur, avec mon frère Maurice... Et nous attendons, assis sur une marche de l'escalier ; enfin, une exclamation ; j'entends le roulement de la carriole : ils arrivent ! Le matériel est vite déchargé, installé, et l'équipage repart gaillardement vers Menucourt.

La nuit, je suis seule dans l'école. Pendant les alertes, je me recroqueville sous les couvertures pendant que mes deux casseroles accrochées au mur tressautent au rythme des tirs de la D.C.A., car je couche dans la cuisine, seule pièce un peu chauffée.

Quand le ciel est clair, il y a risque de bombardement ; j'enfourche alors ma vieille bicyclette et je file dormir à Menucourt. Ce vélo est toute ma richesse ; une petite élève ne disait-elle pas à sa maman « Elle a rien, la maîtresse, même pas de mari, rien du tout, rien qu'un vélo. » Mais quel vélo ! Don d'une cousine, il a été réparé, bricolé par mon père ; mais bientôt il deviendra difficile de trouver pneus et chambres à air ; des rustines peuvent encore réparer les chambres à air, mais les pneus ? Comme pour les vêtements, on rapièce, « on fait du neuf avec du vieux » mais la roue se coince alors dans la jante ; dans une descente, c'est la chute assurée. Sans compter les hivers terribles : neige et verglas ; la cycliste-amateur dans le fossé, des efforts acrobatiques pour se remettre sur pieds et lutter pour redresser le vélo alourdi par un sac de bois.

Les bicyclettes doivent être munies d'une plaque d'immatriculation fixée à l'arrière : 8639 YA 5 pour mon vélo, exigence de l'Occupant. Les contrôles sont fréquents, même en dehors des heures de couvre-feu. Un matin d'hiver, je suis arrêtée par la police allemande au « Bouquet d'Evecquemont » ; « Halte-là, où allez-vous ? » Vérification et comparaison de la plaque et de mon identité. Interrogatoire. Un policier doit tout noter mais l'encre de son stylo est gelée. L'homme souffle, souffle pour la dégeler. Je bats la semelle en pensant au bac qui sera peut-être parti de Meulan pour traverser la Seine et aux élèves qui m'attendent.

10 novembre 1939 - InstitutriceWhere stories live. Discover now