Fin juin 1940 - Secrétaire de mairie

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Pendant l'exode, la mairie a été mise à sac : archives, registres officiels, papiers divers ont été éparpillés dans la salle du Conseil ; il va falloir inventorier, classer, ranger ce qui peut être sauvé.

Bientôt, l'Occupant donne l'ordre de rassembler à la mairie toutes les armes détenues par les habitants ou trouvées après le passage des troupes. Je suis chargée de ce travail : un bel État à remplir.

Au jour et à l'heure dits, chasseurs et autres sont au rendez-vous. Je dois noter la nature de l'arme (je fais confiance au détenteur car je suis incapable de faire la différence entre une carabine et un fusil de guerre) et le nom du porteur ; là est la difficulté : née à Menucourt, je connais tous les habitants par leur sobriquet, mais quel est leur véritable patronyme ? Je ne peux pas écrire « le Marquis », « l'Amiral », « Poupoule », ou autre « Mère toupie » ! Cela ne ferait pas sérieux aux yeux de l'Occupant. Et je n'ose pas montrer mon ignorance, aussi, avec l'assurance de mes dix-huit ans, je demande : « Pour gagner du temps, pouvez-vous me donner votre nom de famille en même temps que le nom de l'arme que vous apportez ? ». Ainsi l'honneur est sauf.

Les commerçants ambulants venant de Vaux, Triel, ou autre, n'assurent plus les tournées. Au village, à part la boulangerie, les boutiques sont fermées. Il faut pourtant faire vivre la population. Le Maire prend la situation en mains. Les cultivateurs partis en exode ont lâché leurs bêtes dans la nature, il suffira de quelques hommes ou gamins agiles pour attraper soit un cochon, soit un mouton. Gugusse, le boucher de Courdimanche, vient de se suicider ; heureusement son commis est disponible. Une corrida et la malheureuse bête est transportée à Courdimanche où elle sera abattue.

À Menucourt, à la boucherie, je fais office de caissière ; le produit de la vente de la viande sera ensuite réparti entre les éleveurs quand ils rentreront, mais quand ?

Bilan de cette première année d'enseignante (1939 – 1940) :

Institutrice « chargée d'école » à dix-sept ans, sans formation, « secrétaire de mairie » bénévole, chargée du sauvetage des archives ; puis chargée d'un État des armes par l'Occupant, « caissière » à la boucherie... Le tout en une année... Et ensuite ?

Un an plus tard, de retour à Menucourt, ce sera la chasse aux doryphores. Un malheur n'arrivant jamais seul, un insecte coléoptère s'attaque aux pommes de terre ; il dévore les feuilles et cause la mort de la plante. La pomme de terre étant, de loin, la principale ressource alimentaire en ces temps de pénurie, c'est une catastrophe de plus qui s'abat sur le pays ; les soldats d'Occupation ne sont-ils pas appelés, eux aussi, « doryphores » ? Comme les insectes, ils affament la population.

L'ordre arrive dans les mairies et les écoles : les instituteurs (ou plutôt les institutrices puisque la plupart des hommes sont prisonniers en Allemagne) devront conduire leurs élèves dans les champs de pomme de terre et leur faire ramasser les vilaines bestioles.

Donc, en été, je pars le matin avec mes élèves munis de boîtes à conserves vers la ferme du Bas-Rucourt, la vallée Bassée, les terrains situés au-delà de la route de Saillancourt, et nous rentrons en fin de matinée, les boîtes pleines de bestioles grouillantes. Un peu de pétrole, une allumette, et les bestioles sont détruites. Ordre est aussi donné aux cultivateurs de détruire les varons, larves qui s'attaquent au cuir des bœufs, cuir tellement utile à l'armée allemande : sans cuir, pas de bottes, la fierté de l'armée.

Mais il n'y aura pas de suite.


10 novembre 1939 - InstitutriceWhere stories live. Discover now