Chapitre vingt-quatre ➳ PDV Abbie

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Parfois, lorsque j'étais plus jeune, j'aimais regarder le ciel, j'aimais regarder le remue des vagues, j'aimais voir l'écume se former lorsque la mer atteignait mes pieds nus, me faisant frissonner de par sa froideur.
Le vent soufflait dans mes cheveux, faisant s'emmêler ceux-ci, parfois même ils venaient barrer mes yeux. Lorsque ça se produisait, je savais alors que le moment d'arrêter de regarder le paysage était venu. Dès lors qu'une mèche venait se poser sur mes paupières, je faisais demi-tour et partait.
Il y avait un moment pour tout. Un moment pour admirer la beauté de la nature, un moment pour manger une glace au bord de la plage avec ses copines. Un moment pour embrasser ses parents en partant au lycée. Un moment pour leur souhaiter une bonne journée et leur dire " à ce soir " , un moment pour partir en courant en direction de l'arrêt de bus. 
Un moment pour rentrer des cours. Un moment pour se faire frapper. Un moment pour se faire kidnapper. 
Un moment pour tout.

Le cœur battant, je courre à toute vitesse, le vent faisant s'envoler mes longs cheveux bruns. J'entend au loin la dense circulation de la Floride, mais je n'y prête aucune attention. Ce ne sont que des bruits de fond. Sous mes pieds, le sable est encore chaud de l'après-midi ensoleillée qui vient de se terminer. A chacun de mes pas rapides et maladroits, ses grains virevoltent autour de mes chevilles. Parfois, je m'enfonce lorsque le sable est mouillé.

Je me force à continuer ma course, le cœur lourd. Mon téléphone n'arrête pas de vibrer dans ma poche, mais je ne décroche pas. J'hésite même à le jeter dans l'eau, mais je me ravise rapidement. Je sais que c'est Connor, qui m'appelle en boucle. 
Le patron d'un cartel de drogue. D'une mafia. De mon être tout entier. 
Je dois m'enfuir aussi loin que possible avant que ce ne soit trop tard. Je dois m'enfuir de Daryl, de Prima, De Troy, de Sean et de tous les autres. Tous savent qui je suis. Tous connaissent Abbie Warkley. 

Tous connaissent la séquestrée de Portland. Ils savaient tous que j'étais enfermée, battue comme une chienne. Ils savaient, et ils n'ont pas bougé le petit doigt. Mon enfer a duré deux ans. Deux longues années.
J'ai compris toute la vérité sans trop d'effort, mes maigres mais efficaces flash-back m'ayant aidé à reconstituer les pièces du puzzle.

Aujourd'hui, je suis chez eux, ils m'accueillent avec un grand sourire. Aujourd'hui, des bras s'ouvrent sur mon passage, et je pleure intérieurement. Hier, ils n'ont rien fait pour m'aider.
Demain, ils ne le feront pas non plus. Mais, Connor....
Bon Dieu, mon cœur me fait tant souffrir qu'il m'oblige à brusquement m'arrêter, à bout de souffle.

L'organe dans ma poitrine se serre brutalement alors que des larmes viennent emplir mes yeux. Ma poitrine s'élève et s'abaisse dans un rythme particulièrement irrégulier, je ne parviens pas à reprendre ma respiration.
Je serre puissamment les lèvres, refusant d'admettre que j'ai été piégé, refusant d'admettre tout l'amour que j'éprouve à l'égard d'un homme qui est le patron d'un cartel de drogue et d'une mafia.
Mais, je sais que c'est lui qui m'a sauvé. Je sais qu'il a risqué sa vie pour que la mienne soit sauve. Je sais que, désormais, il y a bien une clé du pardon : ma clé du pardon.

Pardon pour les mensonges. Pardon pour les non-dits. Pardon pour les choses inavoués, pour les mots restés muets. 
Je sens, chaque fois que mes paupières se ferment, le poids de son amour pour moi. Il n'a nul besoin de le dire, je sais qu'il m'aime. Je le ressens à chacun de ses baisers, je le vois à chacun de ses regards. La clé du pardon est là : c'est l'amour. Les battements de coeur. Les sourires. C'est la sensation d'être aux côtés de la bonne personne.
Cela peut paraître stupide, mais je lui pardonne tout. Il n'y a pas une once de regret dans mon esprit, pas une once de colère dans mon cœur.
C'est inexplicable, je ne lui en veux pas même un peu. Parfois, l'amour est surprenant. Il vous fait faire des choses que vous n'auriez jamais pensé faire un jour, il vous pousse dans vos retranchements et vous entraîne dans un tourbillon d'émotions contraires à toutes les règles que vous vous étiez fixés auparavant.
Tout ce que je peux dire, c'est que si l'amour rend aveugle, alors que je veux qu'on me gaze les yeux. Encore et encore. Plantez-moi dans le regard autant de clou que vous le souhaitez, je veux être aveugle pour le restant de mes jours.
Parce que j'aime chaque moment passé avec Connor. J'aime l'amour. 
J'aime toutes ces choses, mais la peur qui me retient m'empêche de faire marche-arrière.

Peut-être que s'il m'avait dit la vérité plus tôt, tout aurait été différent. C'est peut-être difficile à croire, mais... je ne me serais pas enfuie. 
Je sais, c'est pourtant ce que je fais à cet instant précis. Mais, c'est un tout autre contexte. A l'époque, je n'étais pas amoureuse de Connor. J'aurais accepté la vérité, j'aurais écouté ses explications et nous serions probablement devenus amis, car le jugement d'autrui ne fait pas parti de mes principes.

Aujourd'hui, tout est différent, car il est l'unique raison qui fait naître chacun des battements de mon coeur. Et j'ai peur. Je suis tétanisée, effrayée. Parce que mes souvenirs me font toujours défauts, parce qu'il est un homme dangereux, puissant, un homme à éviter. Un homme que je n'ai pas envie de fuir. Parce que je l'aime, parce que je suis étrangement heureuse en sa présence. Parce que j'ai peur de ce qui pourrait lui arriver un jour, un jour où je n'aurais plus l'amour de ma vie, alors... je me dis que, si je pars loin de lui, le temps m'aidera à cesser de l'aimer. Ainsi, je n'aurais plus peur. 
Je déteste la sensation d'avoir le cœur serrée, la gorge nouée, le ventre prit de crampes atroces. Je déteste les émotions que provoquent la peur à l'état pur.
Comment vivre une vie enterré sous la terreur ? 

Et pourtant, malgré ma tétanie de faire marche arrière, je ne peux pas non plus avancer. Seigneur, je suis si contradictoire ! 
Il savait qui j'étais quand moi j'ignorais son existence, mais il n'a pas cessé de m'aimer. Chaque jour, il s'accrochait au souvenir de mon visage. Il se levait le matin dans l'espoir que je frappe un beau jour à sa porte. Maintenant que la vérité est sous mes yeux, j'ai enfin compris ce qu'il essayait de me dire par le regard lorsque nous nous sommes rencontrés dans la cuisine de la fraternité. Connor disait : 
- Tu es enfin là, je n'en crois pas mes yeux.
Et moi, je répondais : 
- Je suis enchantée de te connaître, Connor.

J'ai brisé son cœur sans même le savoir. Imaginez un instant que la personne avec qui vous avez eu une liaison, la personne à qui vous avez sauvé la vie, perde la totalité de ses souvenirs et ne se rappelle pas de vous. 
C'est ce qui s'est produit. Ça l'a certainement anéanti. 

Je ne sais pas ce qu'il s'est passé dans sa tête, je ne sais pas s'il a eu peur que je le repousse en apprenant le monde auquel il appartient. Je ne sais pas s'il voulait, l'espace d'un instant, avoir l'impression d'être un étudiant comme tous les autres, ne menant pas une vie faite de sang et d'arme.
Peut-être voulait-il finalement se protéger, me protéger, nous mettre à l'abri... 

Il voulait sûrement, en m'amenant ici, que j'apprenne la vérité de moi-même, pour que je vois de mes propres yeux de nouvelles couleurs, celles de son monde à lui. 
Je regarde au loin, espérant certainement que l'horizon m'offrira les réponses à toutes mes interrogations, croyant dur comme fer qu'il fera taire mes doutes.

Sans trop de surprise, cela ne fonctionne pas. Mon cœur brûle toujours dans ma poitrine et, ne supportant plus la douleur, je m'effondre sur le sable humide et laisse tout sortir. Je laisse échapper toutes mes larmes, tous mes bruits de gorge. Je laisse mon cœur se défaire de toute sa douleur, je laisse mon esprit se libérer de tous ses démons.

Je laisse l'ancienne moi revenir. Je la laisse me prendre et me secouer. Je laisse la nouvelle moi s'accrocher pour rester. 
- Abbie... 
Cette voix. 
Si douce, si réconfortante. Elle me met aussitôt du baume au cœur, mais pas assez pour m'apaiser entièrement.
Je ne me relève pas et continue de pleurer à chaude larme. C'est ce dont j'ai besoin, à cet instant précis. Une main vient se poser sur mon épaule, et je ne prends pas la même d'étouffer mes sanglots. 
- Libère-toi, Abbie. Laisse toute ta souffrance s'échapper. 
C'est ce que je fais. Le trou béant qu'est mon âme, la noirceur de mon esprit et toutes ces choses qui me consumaient petit à petit s'évaporent dans l'air. J'image les portes de mon cœur s'ouvrir au ciel, j'imagine un chemin de lumière entrer dans mon fort intérieur. 
J'imagine une vie sans peur. Une vie sans douleur, une vie sans problèmes. Une vie où, les roses ne poussent pas dans la merde, une vie où les aigles ne volent pas à l'envers.

Je me met à hurler. A plein poumon. J'évacue tout ce qu'il me reste d'amertume et de colère envers mon passé, me pliant en deux sur moi-même. Désormais à genoux à côté de moi, Prima me regarde avec une telle douceur que cela apaise quelque peu mon esprit torturé. Néanmoins, mon cœur bat toujours fort et vite, me faisant ressentir chacune de ses pulsations douloureuses.

Quand je lève les yeux vers Prima après ce qui m'a semblé être une éternité, un sourire sincère étire ses lèvres. Je vois bien qu'elle tente de dissimuler la tristesse dans son regard, et je lui en suis reconnaissante. Je n'ai pas besoin de pitié ni de compassion. J'ai juste besoin d'être forte.
- Comment... comment avez-vous fait pour me trouver ? 
Des larmes coulent encore de mes yeux, et Prima les essuie à l'aide de son pouce.
- C'est une plage privée, ma puce. Elle m'appartient, dit-elle d'une voix douce.
Ben voyons ! 

Son aveu la fait se sentir coupable, et un léger rire s'échappe de sa gorge. Ses joues s'empourprent quand je plisse les yeux, un faible sourire sur mes lèvres. 
- Si j'avais su qu'il n'y avait pas d'issue par ici, j'aurais choisi l'autre chemin, j'admets en baissant les yeux vers le sable. 
En réalité, c'est faux. Je ne sais pas pourquoi j'ai dis ça. Je suis contente que Prima m'ait trouvé, et qu'il n'y ait pas d'issue ici.

Une bourrasque de vent vient soudainement balayer nos cheveux tanddis que je reprend peu à peu mon souffle, et lorsqu'une mèche barre ma vision, mon cœur fait un bond dans ma poitrine.
Un moment pour tout, prends-je conscience.
Un moment pour cesser de se morfondre.
Un moment pour retrouver son amour.
Un moment pour cesser d'avoir peur.


Mon regard se visse à celui de Prima quand je retire la mèche de cheveux de mes paupières pour la coincer derrière mon oreille. Un éclair de lucidité passe dans ses yeux quand elle lit dans les miens, et un nouveau sourire s'affiche sur son visage. 
- Je suis convaincue que tu es celle qu'il lui faut, Abbie. Donne à mon fils l'amour dont il a besoin, fais-lui confiance pour les aléas de la vie. Il n'y a rien de plus puissant que la passion que vous éprouvez l'un pour l'autre. 
Dit-elle vrai ? Il y a-t-il plus fiable que les mots d'une mère ?
Je me relève avec un effort considérable, les jambes engourdies, du sable mouillé sur les vêtements. 
- Merci, Prima, souffle-je dans un demi-sourire. 

Cette dernière m'offre un dernier sourire d'encouragement, le pouce levé en l'air. Sans plus attendre, je me retourne et avance doucement, le pas léger, prenant le temps de bien réfléchir à ce que je m'apprête à faire. Quelques petites minutes, quelques mètres plus loin et un courage naissant dans les veines, je me met à courir. J'essaie, de pas en pas, d'apaiser mon cœur fou. Difficilement, je parviens à le rassurer. Je parviens à me rassurer, moi. 

Je parviens à me convaincre que je ne fais ni le bon, ni le mauvais choix. Si je n'y vais pas, si je ne cours pas rejoindre Connor, je ne serai jamais fixé. Toute ma vie, je me poserai la question de savoir si oui ou non, une issue aurait été possible pour nous. Tant pis si ça ne marche pas. J'aurais au moins essayé.
Alors, je suis prête. Je suis prête à être avec Connor. Pas sans la peur, pas sans les craintes et les doutes. Pas sans toutes les interrogations qui demeurent sans réponses, mais avec néanmoins tout mon amour. Un millier de détails attendent d'être réglés, seulement pour l'instant, rien n'est plus important que de détruire les murs d'appréhensions battis entre Connor et moi. Je mérite d'être heureuse. Il le mérite aussi. Pourquoi ne pourrions-nous pas l'être ensemble ?

Je suis prête à être la petite-amie d'un criminel. Officiellement. 
Mon Dieu, cette pensée est si absurde qu'elle me fait rire.
Qui suis-je devenue ?  

Bad Boyd - Remember | T1Where stories live. Discover now