10a : DEUX ANS ET QUATRE MOIS (1/5)

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1er janvier 1942

Il se réveille doucement dans sa chambre, toujours plongée dans le noir. Quelle heure est-il ? Il n'en sait rien. Quel jour est-il ? Il n'en sait rien. Depuis combien de temps est-il seul, déchiré, comme si son cœur avait été piétiné ? Deux ans, et quatre mois. Il n'attend qu'un signe de sa part, juste pour se rassurer, se dire que tout espoir n'est pas perdu. Mais cela fait deux ans et quatre mois qu'il attend dans le vide. Même son père n'a pas pu lui apporter de réponse. Même sa mère, toujours à ses côtés, n'a pas réussi à le faire sourire depuis qu'il est parti. Qu'il l'a laissé. Contre sa volonté, mais qu'il l'a laissé quand même. Normalement, lui aussi aurait du partir. Mais il n'avait que seize ans, et un père assez puissant pour le faire rester au chaud, dans le manoir familial, loin des horreurs de la guerre. La seconde guerre qui frappait le monde. Peut être qu'il était chanceux. C'est ce que tout le monde lui disait, ceux qui n'étaient pas partis, pour quelques raisons médicales. Mais il ne se voyait pas comme chanceux. Techniquement, il l'était vis à vis des autres, vis à vis de lui. Mais en le perdant lui, il était devenu un fantôme. Il avait perdu du poids, il avait perdu son sourire, il avait en réalité perdu l'envie de vivre, sans nouvelles de celui qui faisait battre son cœur. Son Louis.

———  il y a deux ans, et sept mois ———
28 mai 1939

- « Harry chéri, va chercher du pain en ville s'il te plaît, Grâce est vraiment en retard, nous n'avons pas le temps de l'attendre, ton père part bientôt. Tu pourras également demander à ton cousin de venir réparer la radio ? Ils prévoient des annonces importantes dans les prochaines semaines !» me crie ma mère, de la cuisine, alors que je descends de ma chambre.

Je ne prends pas la peine de lui répondre, attrape ma besace et sors de la maison. Nous habitons à Londres, dans un grand manoir, mon père, ma mère, ma grande sœur Gemma, et moi-même. Mon père est l'un des bras droit du dirigeant du pays. Il avait mon âge, seize ans, lorsque la première guerre a éclatée. Depuis, chaque matin, nous avons le droit à la prière, remerciant les cieux de l'avoir laissé en vie, et espérant ne pas avoir à revivre ça.
En arrivant dans la rue principale, je me dirige lentement vers la boulangerie, y pénètre, et achète un pain de céréales, le préféré de mon géniteur. En sortant de la boutique, je sens une odeur de cigarette m'agressant les narines. Je n'ai jamais aimé cette odeur, qui nous attrape les poumons, et nous fait suffoquer. Je tourne lentement la tête pour croiser deux prunelles bleues. Je ne saurais même pas vous décrire la teinte de bleu de ses yeux tellement elle est unique. Et ce regard me transperce. J'ai l'impression qu'il pourrait lire mon âme, et découvrir mes secrets. Et je pense que je ne pourrais même pas l'en empêcher. Je baisse soudainement la tête, sentant mes joues rougir contre mon gré. Puis, des doigts sous mon menton me font sursauter, puis relever mon regard vers le propriétaire de ces doigts. Il me regarde intensément, un sourire en coin, et je remarque la perfection de son visage, que je ne m'empêche pas de détailler. Puis il se recule doucement, sans rompre le contact visuel, mais le manque de son toucher me fait revenir à la réalité, et je fuis. Je fuis parce que je suis lâche. Je fuis parce que ce n'est pas bien de détailler un garçon. Je fuis parce que c'est interdit dans ce monde, cette époque. Je fuis parce qu'il m'a déstabilisé.

Chaque jour depuis notre « rencontre », je rêve de deux prunelles bleues. Il n'aurait pas dû chambouler mon existence si soudainement. Oui « chambouler ». Il m'a chamboulé et je ne sais même pas si c'est quelque chose de positif. C'est même totalement interdit. Ces prunelles appartiennent à un homme, un jeune homme. Et je ne suis pas attiré par les hommes. Ma voisine, Jane, m'a embrassé quand j'avais treize ans, ça veut dire que j'aime les filles n'est ce pas ? Malheureusement, ce que je sais, c'est que je donnerais tout pour revoir son regard, le revoir. Je crois que je suis inconscient. Ou peut être naïf. Et surtout jeune, trop jeune pour me préoccuper des règles que nous imposent la société. Mais c'est mal n'est ce pas ? C'est mal d'être attiré par une personne du même sexe ? C'est mal d'imaginer la douceur de sa peau ? C'est mal de vouloir se noyer dans l'océan de ses yeux ? Finalement, est-ce que c'est mal d'aimer ? L'amour n'a t'il pas de sexe, de religion, de couleur ? Je m'endors sur ces pensées, des reflets bleus dansant sous mes paupières.

Je n'ai jamais cru au destin. Mais, il y a un début à tout n'est ce pas ? 
Nous sommes mardi après-midi, et je décide d'aller me promener en ville, profiter du soleil qui montre son nez. Sans mentir, j'espère le revoir. Comme on dit, l'espoir fait vivre. En descendant les marches vers la place principale, mon souffle se coupe. Il est là. Et il me fixe intensément, avachi contre le mur, son éternelle cigarette à la main. Un sourire se forme sur ses lèvres, et en écrasant sa cigarette il se dirige vers moi.
Je souris timidement, et m'approche de lui, toujours hypnotisé par son regard. Ce regard que je n'oublierai jamais je crois. Mais, je me rends compte que nous sommes sur une place publique, tout le monde peut nous voir. Et je ne veux surtout pas qu'ils nous voient. Qu'ils remarquent à mon regard ce que je peux être. Ce que je suis. Anormal.
Alors, encore une fois, je fuis. Je fuis dans les allées sombres de la ville, là où personne ne pourra me voir. Je fuis loin de l'activité étouffante qui pourtant rend la ville vivante. Je le fuis. Pourquoi suis-je différent ? Pourquoi ne suis-je pas attiré par Jane, à laquelle mon père espère me marier quand je serais majeur ? Pourquoi ne suis je pas normal tout simplement ? Les larmes coulent d'elles même, et je ne cherche pas à les arrêter. Je me suis rendu compte de trop de choses ces derniers jours, choses que je n'aurai même pas imaginées il y a quelques semaines. Et cela va trop vite, beaucoup trop vite à mon goût. Et je n'y était pas prêt. Et j'ai peur. Et j'ai très peur même.
Quand je relève la tête, ayant encore les traces de ces larmes sur les joues, il fait déjà nuit. Je suis seul, perdu, dans ce dédale de ruelles. Je ne me souviens même plus du chemin que j'ai pris pour arriver sous ce porche, sur ces marches. Difficilement, je me relève et commence à avancer, essayant de reconnaître les bâtiments, qui se ressemblent tous dans la noirceur de la nuit. Cette fois, je panique vraiment, ne sachant pas où je suis. Il ne me reste plus qu'à prier ma bonne étoile, pour que quelque chose me vienne en aide. Cette bonne étoile ne brille malheureusement pas aujourd'hui, et je me résous à m'installer sous le porche de l'école primaire que j'aperçois au bout de la rue. Il ne pleut pas en cette période de l'année, je n'ai donc pas à m'inquiéter de me réveiller semblable à une serpillère.

Je suis enfin dans la chaleur de mon lit. La nuit a été assez rude, et j'ai un mal de dos conséquent au confort d'un sol en béton. Je n'ai pas beaucoup fermé l'œil, ayant peur de me faire attraper dans un coin par je ne sais quel criminel. Une fois que les premiers rayons de soleil aient caressé mon visage, je me suis dépêché de partir de mon abri de fortune, pour finalement me rendre compte que je n'étais qu'à quelques mètres de la place principale, et qu'il aurait été rapide de rentrer chez moi. Mais bon, quand ça veut pas ça veut pas me direz vous. Je l'ai vu ce matin. Toujours au même endroit, adossé au mur. Il m'a vu aussi, je crois. En tout cas, je ne suis sûrement pas allé le voir, et j'ai fait ce que je fais le mieux : fuir. Puis je suis rentré chez moi, et pour ne pas inquiéter ma mère, et ai dit que j'étais chez James. James est mon meilleur ami. On se connaît depuis tout petits, et on est inséparables. J'irai le voir cet après-midi, mais avant j'ai besoin de sommeil, et après une bonne douche je pars me coucher en espérant récupérer un peu de sommeil.

RECUEIL D'OS • LARRY STYLINSON •Where stories live. Discover now