10b : DEUX ANS ET QUATRE MOIS (2/5)

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1er janvier 1942

Il me manque. Et je ne reverrais plus jamais ses prunelles vertes, j'en suis persuadé. Les combats deviennent de plus en plus durs, et mon corps commence à ne plus pouvoir encaisser la fatigue, la saleté, la douleur lors de ces affrontements. Je vais mourir, et mon seul regret sera de ne jamais lui avoir répondu, quand je suis parti.

852 lettres. Je lui ai écrit tous les jours durant ces deux ans et quatre mois. Que ce soient de courts mots, ou de longs récits, je lui ai écrit. Je crois que ça me permettait de me sentir vivant. Et je ne lui ai jamais envoyé, au risque qu'elles soient lues, et qu'il soit exécuté. Notre amour est interdit, jugé, prohibé. Alors à quoi bon risquer sa vie pour de simples mots.
Aujourd'hui sera la fin. Ne me demandez pas comment je le sais, je le sens. Je n'ai juste plus la force de me battre, plus la force d'être loin de lui. Cette guerre devait être rapide, facile, comme la première. Finalement elle ne se terminera peut être jamais, qui sait. Toutes ces familles déchirées, ces amours détruits, ces amis séparés, en vain. Deux ans et quatre mois pour rien. Pour rien.

Alors, j'attrape juste mon crayon de fortune, pour lui écrire mes adieux. Je l'enverrais celle là. Il mérite de savoir ce que je ressens pour lui, combien de souffre de ne pas le voir, lui, ses yeux, son sourire, être dans ses bras, embrasser ses lèvres. Je laisse libre cours à mes larmes, et pose sur papier mes sentiments trop longtemps enfouis.

——- il y a deux ans et quatre mois ———

Comment deux yeux peuvent-ils à ce point marquer un esprit ? C'est la question que je me pose depuis presque une semaine. Je l'ai croisé deux fois, et rien que deux fois permet d'être déboussolé. Complètement déboussolé. Par déboussolé j'entends également effrayé. Effrayé parce que je n'ai jamais ressenti cette chaleur dans mon ventre, celle qui m'a prise aux tripes quand nos regards se sont croisés. Je ne l'ai jamais ressentie et je sais également que je ne devrais en parler à personne. Pourquoi? Parce que deux hommes ensemble (s'il y a un jour un « ensemble » pour nous) est une création du mal, comme l'aime à clamer mon père.

Je sais depuis bien longtemps que les femmes ne sont pas pour moi. Je pensais que les hommes non plus d'ailleurs. En dix-huit ans d'existence j'ai eu le temps de me poser la question. Et j'en suis venu à la conclusion que je n'étais attiré en réalité par personne. Quand je l'ai dit à ma mère, je devais avoir quinze ans, elle a juste répondu que cela viendrai avec le temps, que l'on n'aimait pas un sexe mais une âme. Puis mon père est arrivé, le regard dans le vide comme chaque jour depuis son retour. Sauf qu'il a entendu la fin de notre conversation et a lancé un regard tellement méprisant et chargé de colère à ma mère que j'ai eu peur pour elle. Je n'en ai plus jamais reparlé. À personne. Je n'ai pas d'amis de toute manière, et à quoi bon s'attacher si c'est pour être jeté par la suite ?
Pour en revenir au présent, je déambule sans but précis dans la ville. La dernière fois que je l'ai vu, il est parti en courant dans cette direction, puis s'est volatilisé. J'espère en secret le revoir, et pouvoir connaître ne serait-ce que son nom. Et peut être pouvoir passer ma main dans ses cheveux. Et peut être aussi toucher à nouveau du bout des doigts sa peau si pâle, si douce.

Je sors de mes rêveries en percutant un torse. Je ne suis pas « petit ». Disons qu'il me manque quelques centimètres pour être dans la moyenne. Et puis, tout ce qui est petit est mignon? Revenons à la réalité.

Je doit rêver. Le destin me poursuit apparement. Il est devant moi. Celui dont le regard me hante depuis une semaine. L'inconnu.

Il me regarde gêné, et commence à me contourner pour prendre la fuite je suppose, mais pas aujourd'hui. Pas ce soir. Pas maintenant. Je lui attrape le bras pour l'emmener dans une ruelle plus discrète, ayant remarqué qu'il n'aimait pas forcément s'exposer aux yeux de tout le monde.
« Tu cherches vraiment à m'éviter dis donc », dis-je en riant légèrement.
« Je, hum, je ne t'évite pas, euh... » me réponds l'inconnu en grattant sa nuque.
« Louis, enchanté »
« Harry, de même »

Harry. Mon inconnu s'appelle Harry. Ce prénom lui va merveilleusement bien. Il lui colle à la peau. Il a une voix rauque, provoquant des frissons sur la peau jusque dans mon esprit. Il est beau, qu'est ce qu'il est beau, plus que dans mes souvenirs. Presque irréel.

Je me reprends rapidement en réalisant que je le fixais très indiscrètement depuis un bon cinq minutes.
« Hum, Louis ? Tout va bien ? »
« T'es magnifique » laissais-je échapper.
« Au moins c'est direct ça ! Mais, hum, je te retourne le compliment » dit le bouclé en rougissant.

Nous sommes restés l'un face à l'autre pendant encore dix bonnes minutes, en silence, à s'observer, se jauger.
« C'est un peu embarrassant, sans te mentir, répliquai-je »
« Oui, alors parle moi un peu de toi, pour que je sois sûr que tu n'es pas un psychopathe, ça m'arrangerait »
« Je m'appelle Louis, j'ai dix-huit ans, pas de frères et sœurs, vie banale.. et je suis pas un psychopathe ! Je suis trop beau pour ça en fait, lançais-je avec un petit sourire en coin »
« Harry, seize ans, une sœur, j'habite pas en ville, mon père est souvent absent a cause du travail... bref ma vie est pas forcément extraordinaire non plus.. Et j'ai le droit de me méfier, tu as quand même dit que j'étais magnifique après deux phrases »
« Écoute Harry, je ne veux pas t'effrayer, loin de là, mais depuis que l'on s'est croisé tes yeux, ton visage, ça me hante.. Et peut être que j'ai un peu peur de ce que ça représente mais j'aimerais te connaître, qu'on puisse, je sais pas, partager des choses, voir ce qu'on peut devenir..? »
« Je ressens la même chose Louis... Enfin je suis pas obsédé hein ! Mais je n'arrive pas à passer à autre chose depuis que je t'ai vu.. Mais je suis totalement effrayé de ces émotions alors je ne sais pas quoi te dire.. »
« Viens chez moi, on sera plus intime pour en discuter... Si tu as confiance bien sûr, souriais-je »

Harry accepte d'un hochement de tête, et nous avançons en silence vers ma maison.

Nous ne sommes pas pauvres mais nous ne roulons pas sur l'or non plus. Les temps ont été durs après la guerre, et ma famille a eu du mal à se reconstruire. Tout avait été détruit par les combats, et certaines traces restent encore, je pense qu'elles ne partiront jamais. Mon père est l'une des preuves que la guerre a été destructrice, qu'elle a tout anéanti sur son passage. Quand il est revenu, qu'il a frappé à la porte de ma mère après quatre longues années, elle a eu besoin d'un dizième de seconde pour deviner que plus rien ne serait jamais comme avant. Et son intuition s'est révélée exacte. En réalité, il lui a fallu trois ans avant qu'il ne se mette à boire. Boire pour oublier. Déjà que les temps étaient difficiles, monsieur dépensait le peu d'argent qu'ils avaient au marché noir pour des bouteilles. Puis je suis arrivé. Un petit miracle, comme maman aimait m'appeler. Seize ans se sont écoulés, et comme dit l'expression, ce furent seize ans de calme avant la tempête. En 1937, ma mère est tombée enceinte. Mon père s'était un peu calmé sur la boisson, même s'il restait quelques peu dépendant, ce qui nous avait rassurés face à un possible avenir. Avenir qui s'est vite écroulé lorsque ma mère est décédée lors de l'accouchement. Le bébé n'a pas survécu. Et ce fut le commencement de l'enfer pour moi. Mon père a complétement sombré dans l'alcoolisme, et trois jours après le drame, il a levé la main sur moi. Puis, ceci est devenu une spirale infernale, mon quotidien en somme. A chaque faux pas, je me retrouvais défiguré, ou avec des bleus sur tout le corps. Alors maintenant je passe le plus de temps possible en dehors de la maison, ce qui devrait être mon foyer.

Je prie intérieurement pour que nous soyons seuls, normalement mon père est au travail, à la mine pour être exact, mais à peine la porte ouverte, je m'arrête immédiatement.

RECUEIL D'OS • LARRY STYLINSON •Where stories live. Discover now