Acte I, 16e Epître - Maistre Jophiël

30 1 0
                                    

Jophiël était plongé en pleine étude comparative entre deux échantillons qu'on venait de lui délivrer. Il n'affectionnait rien de plus que de se livrer à des expériences complexes pour résoudre certains des mystères de la Création, et la dernière expédition sur Terre d'Haniël et de ses troupes de choc lui avait permis de mettre enfin la main sur des spécimens frais d'anges déchus. Le processus physique qui touchait le corps d'un ange au moment de sa déchéance avait toujours intrigué son esprit scientifique, et il souhaitait appréhender l'ensemble des changements subis afin de chercher une cure à leur état. Un travail de longue haleine, qu'il n'avait cessé de mener en parallèle de ses autres activités depuis la première révolte ayant frappé le Ciel.

Mais sa quiétude habituelle était perturbée par une présence envahissante dans son arrière-salle. En effet, l'aide-de-camp de Raphaël s'y trouvait, attendant fébrilement l'arrivée de son supérieur en faisant les cents pas, mordillant nerveusement l'ongle de son pouce droit. Il n'arrivait pas à concevoir que son Seigneur ait pu être blessé, et qui plus est par un mortel ! Lui dont la toute-puissance était indéniable, qui égalait, voire même surpassait, celle du chef des armées Michaël en personne ! C'était inconcevable ! Inimaginable ! Et pourtant, les faits étaient là : il était revenu de mission meurtri, portant les stigmates de cet affront dans sa chair ! Même si le mortel n'en réchappait finalement pas, cela serait une maigre satisfaction en comparaison de cette humiliation...

Néanmoins, tout ceci était dérisoire pour l'instant. Le vrai problème, c'est que le Séraphin n'avait plus donné signes de vie depuis son retour d'Eden. Il s'était enfermé dans ses appartements, avait joué de l'orgue pour s'éclaircir l'esprit, puis il avait disparu corps et biens. Nul ne savait où il se trouvait, pas même Gabriel, qui était la dernière à l'avoir vu. Et depuis, Zeruël ne pouvait rien faire d'autre qu'attendre, en espérant que son maître retrouverait ses esprits et finirait par venir se faire soigner chez le Maistre Jophiël.

« - Tu m'épuises à battre la semelle de la sorte, Zeruël... souffla le chef des Puissances. Veux-tu bien prendre un siège et cesser de m'importuner ? Raphaël ne s'en hâtera pas moins.

- Je suis confus, Maistre. Il me pèse de vous nuire dans vos études, mais je ne puis me prémunir contre mon inquiétude. Tant que le sort du Seigneur Raphaël me sera inconnu, je serai incapable de trouver quelque repos, se confondit en excuses le Principatius.

- Ton sens du devoir t'honore, jeune Principauté. Nonobstant, épuiser tes forces de la sorte n'est point bon pour un auxiliaire. Que ferait Raphaël d'un subordonné terrassé par le harassement ?

- Vos paroles sont vérité et sagesse, Maistre...

- Cesse donc de te mettre martel en tête, Zeruël. Regagne tes quartiers, et je puis te l'assurer : si ce galapiat de Raphaël finit par pointer le bout de son aile à mon officine, je te ferai mander séance tenante. Nous sommes d'accord ? »

L'aide-de-camp finit par acquiescer, le cœur lourd. Jophiël avait raison. Tourner en rond de la sorte n'apportait rien. Il valait mieux qu'il aille prendre un peu de repos, afin d'être au mieux de sa forme au retour du Séraphin pour préparer la riposte contre son infâme agresseur ! Alors qu'il se dirigeait vers la sortie après avoir salué l'Ange Savant, Zeruël se heurta à un ange qui cherchait à pénétrer dans le vestibule. A cause de sa taille bien supérieure à la moyenne, il ne distingua pas le visage de celui qu'il avait bousculé, se contentant de présenter ses excuses. Mais son interlocuteur ne pipa mot et s'avança sans même jeter un regard au Principatius. D'abord outré par un tel manque de savoir-vivre, il s'apprêtait à dire sa façon de penser au malotru, avant d'arrêter son geste en cours de route quand il reconnut l'aura si particulière de ce rustre.

« - Lui ? Ici ? Mais pour quelle raison ?! s'étonna intérieurement Zeruël, restant immobile et silencieux dans l'embrasure de la porte.

- Tiens donc ! Voilà bien un visage que je n'ai point vu depuis un âge antédiluvien ! s'exclama Jophiël, visiblement agréablement surpris par la visite. Que me vaut le plaisir de te voir en ces lieux, Iroël ?

- Je voulais m'assurer de mes yeux de la véracité d'une rumeur, mais visiblement on m'a trompé... répondit le nouvel arrivant d'un air déçu, en cherchant du regard la présence de quelqu'un d'autre dans la pièce, avant de lancer un regard noir vers le Principatius. Alors ?! Vas-tu cesser de me dévisager de la sorte ?!

- Que... Que viens-tu faire ici, démon ? balbutia l'aide-de-camp, décontenancé.

- Pourquoi devrais-je te répondre, petit Prince ? De quel droit m'adresses-tu la parole ? éructa Iroël, se rapprochant avec une attitude agressive de Zeruël, qui ne put dissimuler son appréhension, ce qui fit esquisser un sourire à son interlocuteur. Enfin, la douce odeur de trouble que tu sécrètes me rend d'humeur loquace. Alors soit, je vais te répondre : j'ai eu vent que ce bellâtre de Raphaël avait mordu la poussière des mains d'un simple mortel. J'avais peine à croire pareille fable, mais on m'a tellement assuré que c'était la vérité pleine et entière que ma curiosité a pris le dessus. Je ne pouvais chasser de mon esprit le désir de voir l'expression d'un Séraphin transi de douleur et de rage. Quel spectacle réjouissant en perspective ! Mais la réalité est loin d'être à la hauteur de mes espérances...!

- Surveille ton langage, ou il t'en cuira !

- Qu'entends-je ? Des menaces ? De la part d'un Séraphin, j'en prendrais peut-être ombrage, mais qu'est-ce qu'un petit Prince de ton espèce pourrait faire face à un Thrones tel que moi ? Je me ris d'autant plus de toi qu'avec la peur que tu exsudes par tous les pores, ma puissance n'en est que renforcée. Mais ne te prive pas, petit Prince. Eprouve ta force ! le nargua Iroël, faisant apparaître sur son front un troisième œil, à l'iris aussi noire qu'un gouffre sans fond.

- Cesse ces enfantillages, veux-tu, Iroël ? l'interrompit Jophiël, voyant la gêne dans laquelle se trouvait Zeruël. Martyriser de la sorte un frère d'un chœur inférieur, c'est un comportement indigne, même de la part de quelqu'un comme toi.

- Peuh ! Comme si c'était moi qui avais porté la première escarmouche ! Mais je ne suis point surpris que vous preniez fait et cause contre moi, Maistre Jophiël. Après tout, vous êtes exactement comme tous les autres, n'est-ce pas ?

- Si tu usais de ton temps à meilleur escient, à t'évertuer plus à t'intégrer plutôt qu'à te complaire dans le mélodrame, peut-être aurais-tu moins l'impression d'être seul contre tous, Iröel.

- Mais la solitude me sied parfaitement, Maistre, rétorqua-t-il. Après tout, garder mes distances et entretenir le mystère, n'est-ce pas là le meilleur moyen d'alimenter la peur chez autrui ?

- Nos titres ne définissent pas la totalité de ce que nous sommes, Iroël. Tu es peut-être « l'Ange de la Terreur », mais rien ne te condamne à n'être qu'un avatar de l'épouvante.

- Pourtant regardez-vous, Maistre. Vous êtes un parangon de sagesse, de compréhension et de jugement, comme le veut votre titre. Notre Très Haut Père nous connait tous tellement bien, alors pourquoi renier la nature profonde dont Il nous a parés ? »

Iroël ne laissa pas le temps à Jophiël de lui répondre, quittant l'officine non sans avoir bousculé Zeruël au passage, lui jetant un regard narquois avant de disparaître dans le couloir. Les deux anges restèrent silencieux, le malaise provoqué par la visite de l'ange de la Terreur étant palpable. L'Ange Savant ne put s'empêcher de remarquer que l'aide-de-camp tremblait.

Celui-ci avait déjà entendu parler d'Iroël, mais malgré qu'ils aient fait partie de la même promotion, ils n'avaient jamais fait leurs classes ensemble, et c'était donc la première fois qu'il échangeait des mots avec lui. Ces quelques instants, bien que très brefs, avaient suffi à lui faire comprendre que la réputation du Thrones n'était pas usurpée, et il n'arrivait pas à calmer les frissons qui parcouraient son corps. Le Maistre lui proposa donc de s'asseoir dans le vestibule, en attendant qu'il reprenne ses esprits, mais il savait par expérience qu'on ne se remettait pas si aisément d'une rencontre avec Iroël...

DIES IRAE - Cycle I : L'AngicideWhere stories live. Discover now