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On est vendredi mais j'ai déjà envie d'être demain. J'ai hâte d'enfourcher mon VTT et monter des pentes gigantesques pour les redescendre à toute vitesse. Il reste exactement 8 jours avant ma compétition mais je me sens déjà prête. Ma chute n'a rien aggravée sur mes compétences physiques ; elle n'a rajouté que quelques cicatrices aux genoux. Pourtant, quelque chose me retient de ne pas m'endormir pour attendre demain. Plutôt quelqu'un en fait : Adil. En vérité je ne sais pas trop quoi penser de lui. Il semble cacher trop de choses tandis que je me confie à lui lentement mais sûrement. Je ne veux pas le frustrer en lui posant trop de questions personnelles mais ses comportements cachent une souffrance, je le sais.

Il pleut depuis presque une demi-heure mais j'ai l'impression que tout Paris est déjà trempée. Je suis assise sur du béton froid depuis dix minutes, mon gilet de VTT fermé jusqu'à mon cou. Au dessus de moi s'étend un grand toit, celui du Skatepark de Paris, près de la Porte de la Chapelle. Il est grand et assez sympa au niveau des parcours. Lassée d'attendre, je reprends mon vélo et m'engage dans le bol. Je ne fais que rouler au début, avant d'enchaîner avec des figures sur une roue. Je saute au dessus d'une petite pente pour en descendre une plus grande, plus loin. C'est alors que j'aperçois Adil, son skate à la main. Je me dirige vers lui et, pour m'amuser, m'arrête devant lui sur une roue, le frein avant serré à fond. Il lève les yeux vers moi, impressionné.

- Je ne pensais pas que tu étais aussi douée, m'avoue-t-il.

Je redescends doucement et pose mon vélo sur le muret. Il s'assoit sur le sol, adossé sur ce même muret. Je m'assois à côté de lui. Son visage est triste et ses yeux, cernés.

- T'es sûr que ça va ? Je lui demande doucement.

Il enlève son bonnet et renverse la tête en arrière. Je remarque que sa main n'est plus bandée.

- Je suis juste épuisé.

- T'es insomniaque c'est ça ?

- On peut dire ça.

J'approche ma main de la sienne et la retourne. Comme je m'y attendais, elle est couverte de cicatrices et de griffures. Ses yeux se ferment lentement et lorsqu'il les rouvre, ils me regardent avec une expression triste. Je retire ma main vivement.

- Ne me demande pas comment c'est arrivé, lâche-t-il dans un souffle.

- Est ce que, au moins, tu vas porter plainte contre ce gars ? Je lui lance fermement.

Un sourire triste se dessine sur ses lèvres lorsqu'il secoue la tête.

- Non ?! Je m'écrie, les sourcils froncés. Tu te moques de moi ?

Son regard se fait alors plus sombre.

- C'est quoi ton problème avec ça ?! Gronde-t-il en se redressant. C'est mon droit non ?

- Ton droit ? Je grimace. Alors là tu m'apprends quelque chose. Je ne savais pas que c'était un droit de se faire agresser.

Je me lève brusquement. J'essaye juste de l'aider mais j'ai l'impression que ça empire la situation entre nous. Il se relève à son tour et me barre le passage. Les muscles de sa mâchoire se contractent et ses yeux me transpercent.

- Ne me dis pas ce que je dois faire, Anna.

Nous nous jugeons encore du regard et finalement, je détourne les yeux en ouvrant grand les bras.

- Fine ! Je vais te laisser tranquille.

Ses épaules retombent et il se passe les mains sur le visage.

- Anna, laisse tomber. Je suis déjà assez fatigué comme ça.

Je soupire discrètement. Je ne peux pas lui en vouloir. Puis il se penche au dessus de mon vélo, curieux.

- Tu me laisses l'essayer ?

Mais avant que j'ai le temps de prononcer un mot, il l'enfourche et dévale la pente sans poser les pieds sur les pédales. Son manteaux virevolte derrière lui, tel une cape noir. Je le regarde arriver en bas de la pente, un sourire au coin des lèvres et les jambes toujours écartées. Et là je me dis que malgré tout, on pourra bien s'entendre. Il soulève mon VTT et le repose devant moi. Je l'applaudis silencieusement, moqueuse.

- Quoi ? C'était pas assez bien pour toi, Mme la Reine du VTT ?

Je pouffe en secouant la tête. Il me donne un petit coup de coude et lève les yeux.

- Il ne pleut plus, fait-il avec une petite voix.

Je reprends mon sac laissé dans un coin et l'invite à me suivre. Nous sortons ; des gouttes de pluies tombent du toit. Je me baisse et enlève mes chaussures puis mes chaussures, sous le regard curieux d'Adil. Puis, pieds nus, je m'avance sur l'herbe mouillée, froide, en écartant les bras. Il pose mon vélo et m'imite sans hésiter. Puis je lui prends la main et approche ma bouche de son oreille.

- La pluie est merveilleuse, je lui murmure.

Il plante ses yeux dans les miens et hoche la tête lentement. Puis il m'entraîne plus loin dans l'herbe et me montre quelque chose. J'essaye de voir au bout de son doigt mais il m'empêche en restant devant moi. Puis il me colle un escargot sur le visage. Je grogne et l'arrache de mon visage.

- T'es malade ?! Je m'écris, mi-figue mi-raisin.

Il sourit. J'aurais voulu l'entendre rire, mais son regard est encore trop triste pour ça.

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Je marche à côté de lui, mon vélo à la main, cette fois ci avec mes chaussures humides. Il a remis son bonnet et ses mains tremblantes reposent dans les poches de son manteau. Son skate est calé entre son bras et ses côtes. Ses yeux sont toujours vagues. Je le pousse gentiment avec mon coude. Il sursaute mais ne croise pas mon regard.

- Comment tu fais ? Lâche soudainement Adil.

Je le regarde avec surprise.

- Quoi ?

- Comment tu fais pour cacher tes émotions ? Pour rester aussi impassible même dans des situations improbables ?

Cette fois-ci, c'est moi qui détourne les yeux. Ma poitrine se soulève rapidement.

- Quand tu m'as vu, blessé dans cette ruelle, tu avais l'air affolée au début, continue-t-il. Mais ça n'a duré que quelques minutes. Tu as tout de suite repris le contrôle...tu m'as aidé sans jamais paraître inquiète ni même épuisée.

- Je ne sais pas, je lui réplique calmement. C'est instinctif chez moi. Mes émotions fortes ne ressortent jamais. Si un jour tu me vois en colère ou en pleurs, sache que je serais vraiment au bord du gouffre, j'ajoute dans un souffle.

Nous nous arrêtons avant de traverser la rue. Je le vois hésiter, puis poser sa main sur mon épaule en se mordant la lèvre inférieure.

- Tu es très forte, Anna.

Je m'apprête à lui répondre mais il traverse la rue, sans se retourner. Je ne le suis pas. Je reste un moment là, à le suivre des yeux, puis je reprends mon vélo d'une main ferme et continue tout droit. Lorsque j'arrive chez moi et que je sors mon téléphone, j'y vois un message d'Adil.

Je ne veux pas qu'on se perde de vue. Reste avec moi.

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-Bipolaire Insensible-Where stories live. Discover now