36/ Misère et Miséricorde

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         Les doux feux de l'aurore nimbaient le firmament d'un halo doré et les nuages drapaient l'horizon d'un voile cotonneux. On pouvait admirer le vol preste et fugace d'une nuée d'étourneaux, contempler les pins ployer sous l'emprise de la brise estivale et savourer du regard l'éveil de la nature.

La grâce bondissante et fugitive de l'écureuil galopant sur la branche d'un cèdre bleu, le brame guttural d'un cerf résonnant entre les troncs noueux, le rire mutin des pies carillonnant dans les hautes branches inaccessibles, tout cela était parfait.

Nuage d'Obsidienne se raccrochait à cette kyrielle de merveilles pour éviter de sombrer...
Au milieu de ce décor radieux se trouvait une tache, une imperfection, une erreur qui faussait l'équilibre.

Le cadavre de sa mère n'avait rien à faire sur les racines tortueuses d'un épineux.

Le sang qui s'écoulait encore de ses blessures souillait sa toison de jais. Quelques mouches semblaient déjà faire du repérage, voletant en escadrons désordonnés près des yeux vides et vitreux.
Nuage d'Obsidienne n'arrivait pas à oublier les prunelles autrefois si vertes... cette lumière émeraude qui vous frappait de part sa glaçante profondeur.

Ce cadavre n'allait pas tarder à devenir une charogne, l'apprentie le savait bien, c'était dans l'ordre des choses. Bientôt les mouches laisseraient place aux larves, le parfum métallique du sang et de la terre s'inclinerait face aux relents de la chair putréfiée et la vie tomberait aux pieds de la mort...

Devant elle, gracieuse statue, Langue de Vipère ne pipait mot. Nuage d'Obsidienne ne savait pas quoi lui dire.

Que pouvait-elle bien lui dire ?

Sans qu'un seul mot ne fut prononcé entre elles, l'apprentie avait compris. Chaque plaie sur le corps de Pleurs de Louve portait la marque claire de son mentor.

Langue de Vipère avait tué sa mère.

« Que s'est-il passé ? »

Nuage d'Obsidienne avait posé sa question sans colère; étonnant venant d'elle.
Pour le première fois depuis longtemps, la jeune féline se sentait vide de haine, de tension et de rancoeur.
Était-ce dû au choc ? Était-ce parce qu'elle ne ressentait rien pour sa mère ?
Elle n'avait pas encore de réponse.

Langue de Vipère semblait curieusement mal à l'aise, dansant d'une patte sur l'autre et n'osant affronter son regard, elle semblait soudain beaucoup plus jeune :

« Je... je voulais... enfin j'avais senti ta piste pendant la patrouille de nuit et... et j'avais voulu partir à ta recherche. Ensuite...

- Viens-en au fait, la coupa-t-elle, froide.

- Elle ne voulait pas que la vérité soit révélée,
Nuage d'Obsidienne. Je m'y suis opposée, elle m'a attaquée, je me suis défendue.

- Fin de l'histoire ? ironisa la cadette.

- Il semblerait », répliqua l'ainée, les yeux fuyants.

Nuage d'Obsidienne avait l'impression de parler à Nuage de Vipère, jeune apprentie sans assurance.
La redoutable lieutenante du clan de l'Ombre, future Étoile de Vipère, n'était qu'un pâle souvenir.
En y repensant, la chatte tigrée n'avait qu'une poignée de lunes de plus qu'elle.
À son âge Langue de Vipère n'aurait jamais dû être autre chose qu'une guerrière, les responsabilités de mentor puis de lieutenante s'étaient abattues sur elle comme un éboulement, la forçant à mûrir.

Mûrir est une chose fabuleuse mais rien ne sert d'aller trop vite...

Nuage d'Obsidienne aurait voulu l'écraser sous sa fureur, la culpabiliser et lui exprimer l'immensité de son dégoût.
Après tout, Langue de Vipère ne s'était pas privée pour la mort de Fumée du Ciel ou même de Griffe d'Ours.
Mais elle n'était ni furieuse ni dégoûtée, simplement usée.

LGDC ~ Une Dangereuse Sérénade ~  I. RancœurWhere stories live. Discover now