24/ Odieux Stratagème

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« Danse la nuit,
ombre de pluie !
Vole dans l'air,
plume d'éther !
Chante très haut,
mon bel oiseau !
Siffle tout bas,
sans être las !
Vois le beau monde,
À travers l'onde !
Subit l'amour,
Sans grands détours ! »

Au plein cœur de la pinède Nuage d'Obsidienne chantonnait cet air qu'elle pensait avoir oublié depuis longtemps déjà. Les paroles, à peine murmurées, la ramenaient à l'époque où elle n'était encore que Petite Obsidienne. Évidemment Pleurs de Louve ne venait pas lui souffler au creux de l'oreille de douces berceuses. Mais Bise Nocturne les fredonnait avec délice pour Petite Énigme et Petit Funeste.
Et quand la jolie voix de sa tante s'élevait dans la pouponnière, tous les chatons se taisaient, écoutaient puis s'endormaient.
Par le clan des Étoiles comme cette période lui paraissait loin désormais, si loin !

L'île aux Défunts était devant elle, inchangée depuis sa dernière visite. La même magie ensorcelait les lieux, lui conférant ainsi une prestance inoubliable.
Bien qu'elle doive partir, Nuage d'Obsidienne garderait de cet endroit un souvenir aussi impérissable qu'indélébile.

Ses pattes fuselées se mouvaient élégamment d'une vieille souche à moitié submergée à une autre, lui permettant ainsi de traverser les marais sans se mouiller les pattes.
Bientôt, elle atteignit silencieusement la berge terreuse et s'installa devant la tombe de son père.

Celle-ci aussi était identique, pareille à sa dernière visite.

La plume de corbeau était toujours plantée sur le dôme de cailloux noirs qui recouvrait la tombe de l'ancien lieutenant.
Après réflexion, la sobriété de la décoration lui paraissait appropriée, son père n'avait jamais été très exubérant. Une douleur vive et poignante lui serra le cœur en se rappelant la voix de Chant du Corbeau. Les quelques discussions qu'elle avait eu avec son père revenaient en boucle dans son esprit torturé.

Nuage d'Obsidienne n'arrivait tout simplement pas à faire le deuil d'une personne qu'elle commençait tout juste à découvrir.

Un grattement la tira de ses songes et ce qu'elle vit la rassura :

Sombre Énigme descendait de la première branche du grand cèdre bleu qui trônait sur l'île.

Je me doutais bien qu'il était là...

Le grand matou noir se figea devant elle. La petite tache blanche sur son poitrail semblait de plus en plus petite, comme perdue dans cette fourrure de jais.
Ses grands yeux, d'un bleu froid, la transpercèrent comme des aiguilles de glace. Tout dans sa posture crispée montrait la colère et les regrets, la lassitude et la rancœur, la fatigue et la douleur.

Ils restèrent ainsi, immobiles, pareils à deux chiens de faïence, attendant que l'un ou l'autre s'anime.
Mais personne ne bougea ni ne broncha, personne ne parla ni ne cria, personne ne rassura ni ne pardonna, personne ne fit quoi que ce soit.

Nuage d'Obsidienne le toisa elle aussi, elle ne supportait plus les reproches injustifiés. Elle s'en voulait déjà assez pour en plus devenir la cible de tous.
Ses yeux, semblables à deux gouttes d'ambre, brillèrent d'un éclat nouveau, l'éclat de la revanche. Elle avait assez payé. Elle avait assez souffert pour que Sombre Énigme se permette de la dévisager ainsi.

« Je n'y suis pour rien et tu le sais ! feula-t-elle, furieuse.

- Je ne sais plus rien Nuage d'Obsidienne » gronda-t-il en retour.

Un drôle de frisson la traversa quand il prononça son nom.

« C'est pour ça que tu te dissimules aux autres ? Ils te cherchent partout.

LGDC ~ Une Dangereuse Sérénade ~  I. RancœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant