36 | J'imaginais

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Quand Evan m'a parlé de sortir par les conduits d'aération en prenant la direction du sud-est, je n'ai pas compris. Se moquait-il de moi ? Après tout il n'était que froideur et indifférence à mon égard depuis son arrivée, alors quel était le but de ses mots ? Leur sens. Puis sans me regarder, il a dévoilé où je me trouvais d'une voix assez forte pour que je l'entende en dépit de mes sanglots. Comme s'il avait justement voulu que l'information me parvienne. J'ai eu le souffle coupé et très honnêtement, mon pouls a eu du mal à se relancer. Car la seconde d'après je faisais toutes les connections, me situais dans le bâtiment et...

Bordel. De. Dieu.

Je me souviens de ma première visite du planétarium Hayden. C'était lors de sa réouverture, il y a dix-sept ans. Âgée de dix ans et ma main dans la sienne, je vibrais d'une fierté absolue en contemplant mon père ainsi que les courbes majestueuses de la sphère. Il avait inlassablement travaillé sur ce projet pendant de longs mois, ce qui fut autant de temps passé sur le plancher foncé de son bureau à apprendre les lignes du bout de mon index. Cette conception de grande envergure m'avait fascinée, l'important complexe souterrain prévu m'interrogeant. Bien sûr je n'avais posé aucune question, puisque ces feuilles là étaient rangées dans son coffre et que c'est en secret que j'allais les consulter. Le code était – est toujours – ma date de naissance, que voulez-vous ? Fillette impeccablement coiffée aux souliers vernis ainsi que dotée d'une créativité débordante, j'imaginais un incroyable laboratoire secret qui ferait avancer la science.

La. Bonne. Blague.

Hum. Fais un effort, Taylor. Retrouve ton humour !

Maintenant ?!

Bon. Ok.

Je sais que ma confiance en Evan est fluctuante. Que son attitude – ou la compréhension que j'en ai – a déjà brisé mon cœur plusieurs fois. Pourtant, après que deux hommes aient entrouvert la porte de ma cellule – oui, j'ai arrêté d'appeler cet endroit une chambre – pour vérifier que je dormais bien sagement à ma place – ce qui n'était nullement le cas mais pour rappel, je suis bonne actrice – j'ai quand même soulevé la grille d'aération. Remerciant intérieurement Lyly pour m'avoir traîné si souvent à la salle de sport pendant la préparation de son mariage, je me suis hissée, commençant à avancer précautionneusement. Vous vous étonnez qu'aucune alarme ne se soit enclenchée ? Moi non. D'une part, cette endroit est plus un centre d'expérimentation qu'une prison. Et comme je l'avais souligné lors de mon arrivée ici, le réseau de ventilation est immense. Un véritable labyrinthe dont il est littéralement impossible de sortir en moins d'une heure sans avoir un plan détaillé. Oui, c'est le temps que j'avais estimé avoir pour m'enfuir. Puisque heureusement, la carte...

Petit remake de Prison Break, Taylor ?

Très amusant !

Inutile de passer par une option aussi extrême que le tatouage, évidemment. Le circuit de circulation de l'air, je l'ai en tête. Oui. Ma mémoire est excellente. Pas dans tous les domaines je le reconnais, toutefois lorsque le sujet me passionne, je n'oublie rien. Tandis que je me transformais en fugitive bien malgré moi, je n'avais aucune hésitation sur le chemin à suivre. Ce qui allait se passer ensuite, par contre, était dans le flou le plus total. Qui serait là quand je sortirais ? Allais-je réussir ? À quoi ressemblerait ma vie, après ? Me restait-il une autre option qu'une existence habillée de méfiance loin des gens que j'aime ? Je pensais à Carly et Joshua coulant des heures heureuses en voyage de noces. Allais-je les revoir ? Ils ignoraient tout de mon arrestation. Comment allaient mes parents ? Quel mensonge Frederic leur avait-il raconté ? L'ont-ils cru quand il a prétendu que j'avais perdu pied et qu'il était plus sûr de m'hospitaliser ? Il est vrai qu'après la découverte de mon étrange pouvoir, j'ai été mal en point pendant quelques mois. Rien qui n'ait nécessité une prise en charge aussi extrême que des soins en milieu médicalisé, cependant. J'ai suivi une thérapie – bien inutile en réalité puisque j'ai dû mentir – et c'est surtout la présence ainsi que le soutien de ma meilleure amie qui m'ont permis de maîtriser mes angoisses pour repartir de l'avant. Me reconstruire une vie. Avez-vous idée de ma colère, à tout voir s'effondrer après avoir travaillé si dur ? Certes je suis issue d'un milieu privilégié, néanmoins mon emploi, où j'en suis aujourd'hui, je l'ai obtenu au prix des efforts que j'ai fait. Les voir tomber en cendres est tellement douloureux. Lorsque je me suis réveillée, le dernier matin d'anniversaire de mon accident, j'imaginais tout ce que le monde avait à m'offrir, comptant m'en saisir. Des larmes ont commencé à brûler mes yeux, des sanglots se sont formés dans ma gorge, sauf que je les ai refoulés. Glissant furtivement sur la surface lisse des conduits, j'avais plus important à faire. Si je m'en sortais alors j'aurais tout le temps de pleurer.

Avance, Taylor.

Toujours.

Guidée par ma petite voix intérieure – ainsi que celle de Carly, très clairement – j'ai fini par sentir la fraicheur d'une brise printanière accompagnée de son parfum de liberté. Pourtant, c'est le moment où j'ai le plus retenu mon souffle, apeurée. Mon pouls battait dans mes tempes de cette façon si coutumière lorsque je stresse trop, la migraine s'installant inexorablement dans mon crâne. J'étais épuisée, il faut le dire. À tel point que si je n'avais pas atteint l'évacuation à cet instant précis, j'aurais pu m'endormir sur place au-delà de toute rationalité. Cachée sous le Triplets Bridge, la grille fermant l'entrée – la sortie, pour ma part – était ouverte, donc je me suis faufilée avec méfiance, sans être sûre de ce qui m'attendait. Mes pieds nus ont repoussé les hautes herbes pour rejoindre le sol, une larme m'échappant. Le lieu semblait désert, cependant j'ignorais si cela devait me soulager. Oui, j'espérais qu'il soit là, pour tout vous dire. Vous le saviez déjà, je suppose. S'il n'était pas ici, que devais-je faire à présent que j'étais dehors, vêtue d'une simple blouse en coton blanche ? Je ne pouvais me réfugier auprès d'aucune autorité, c'était trop risqué. Perdue, désemparée, je me suis assise sur la terre, enfouissant mon visage dans mes bras, tentant de récupérer cette respiration qui m'échappait, paniquée.

Pourquoi m'as-tu demandé de sortir si tu n'es pas présent pour m'accueillir.

Brutalement, le champ des possibilités s'est imposé. Et s'il avait été arrêté – lui aussi – pour m'avoir donné les informations m'ayant permis de m'évader ? J'ignorais combien de temps avait passé depuis ma sortie de la cellule où j'étais retenue. Peut-être le FBI était-il déjà à mes trousses ? En chemin. Près d'ici. En embuscade. Guettant chacun de mes mouvements. Qui avait ouvert la grille ? J'étais prête à parier que ce n'était aucunement le fruit du hasard. Qu'elle l'avait été volontairement. Pour moi ? Plus affolée que jamais, j'ai bondi, décidée à m'engouffrer vers le premier endroit qui me serait offert par n'importe quelle porte que je pourrais franchir. Je n'avais rien. Ni papiers, ni argent, ni même vêtements, mais...

Oui, Taylor.

Le plus important est d'être libre.

Je devais faire vite. Il fallait que je sois ma plus grande priorité, même si intérieurement j'en crevais de tout laisser derrière. De ne pas savoir comment il allait. Si j'allais les revoir. Le retrouver. Et peut-être démêler enfin le vrai du faux de notre relation. Après une lente inspiration tandis que je tentais de rassembler calme ainsi que courage, j'ai commencé à monter pour rejoindre les allées de Central Park, de toute façon désert à cette heure tardive de la nuit. Le vent m'a faite frissonner, ou peut-être la peur provoquait-elle cette réaction davantage que le froid. Je l'ignore. Ma nausée n'était probablement pas seulement dû à ma migraine non plus. Dans un coin de ma tête, je me disais...

Ça ne pourrait pas être pire !

Sauf que c'était naïf, je vous l'accorde. Sachez que je l'ai pensé avant qu'une ombre ne surgisse sans bruit dans mon dos, une paume se plaquant sur ma bouche pour étouffer le cri s'étant instinctivement formé dans ma gorge. Si je survis à toute cette histoire, faites-moi penser à remercier mon cœur d'avoir résisté au rythme infernal auquel il a été soumis.

***

L'autre côté de la porteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant