Invocatrice de l'Ombre T.2

III - Esmeralda

La nuit qui suit mon altercation avec Lucius, je suis incapable de fermer l'œil. Andreï ne se souvient de rien, c'est bien mieux ainsi cependant je ne peux m'empêcher de me dire que Lucius peut revenir à tout moment. Peut-être n'est-ce que le début et que grâce à cela, il sera en mesure de se libérer et de prendre le trône ainsi que s'emparer du pouvoir. Comme si, toute cette histoire depuis le début, était déjà tracée, toute préparée.

Je n'ose imaginer ce que deviendraient les sept Nations avec un monstre comme lui au pouvoir. Les Ténèbres règneraient sur le monde, les Ombres Obscures se nourriraient de notre vitalité, de nos corps, les Changeurs de Peaux prendraient la place des Enchanteurs les plus bienveillants...

Je ne peux laisser une telle chose se produire. Alors ce matin, je ne fais qu'une chose : parcourir les rues en reconstruction de Panterm afin de trouver Esmeralda. Je sais que Theodoro l'a prise sous son aile. Elle semblait terriblement affaiblie après que nos puissances aient été mêlées.

Panterm reprend forme petit à petit. Les Enchanteurs les plus habiles parviennent à bouger les gravats avec la force du vent, ainsi, ils sont capables de reconstruire des bâtisses détruites mais cela prendra encore des semaines et des semaines.

Je frappe à la porte de Theodoro, trois coups distincts et forts.

— Theodoro ? Êtes-vous  là ?

Je frappe à nouveau et jette un coup d'œil à un jeune garçon en train de jouer avec un ballon percé dans la rue. Panterm ne paraît plus si riche, les rues sont salies, pleines de déchets et certains ont perdu le toit qu'ils avaient au dessus de la tête. L'ambiance me rappelle vaguement celle des bidonvilles.

J'ouvre la porte doucement et entre dans sa demeure toujours autant en désordre. J'avance dans la cuisine, il y a des casseroles posées près de l'évier, beaucoup de plantes ici et là dans leurs pots et quelques saletés sur la table. Le salon n'a pas changé et personne ne s'y trouve.

— Hélène ? Y'a quelqu'un ?!

Personne ne me répond. Je monte les escaliers lentement, les lattes grincent sous mes pieds. J'entends un bruit, alors je décide de le suivre. Cependant, je n'y vais pas sans précaution. De ma main droite jaillit de la brume, je la garde éparse au creux de ma paume, prête à l'utiliser si nécessaire.

Je pousse la porte de la chambre d'où vient le bruit et j'aperçois Esmeralda appuyée contre la coiffeuse au miroir crasseux. La brume de ma paume se dissipe aussitôt et je cours vers elle. Je pose ma main sur son épaule alors elle relève la tête, le visage enduit de sueur, plusieurs mèches de ses cheveux blonds cendrés collées à son visage.

— Tout va bien ?

Elle secoue la tête et déglutit.

— Mon état se détériore...

D'une main tremblante, elle relève la manche bouffante de sa robe blanche pour me dévoiler son avant bras. C'est bien pire que ce que je pensais. C'est même pire que ce à quoi ressemblait sa main après que nous ayons chassé les ténèbres.

Les veines sont apparentes, noires, elles ressortent, boursouflées comme elles sont, on croirait qu'elles sont prêtes à exploser. Elles remontent comme des petites racines ténébreuses sur son avant bras et prennent d'assaut le creux de son coude.

— Comment est-ce possible... soufflé-je.

— Les Ténèbres sont plus puissants que la Lumière... balbutie Esmeralda.

Je relève les yeux de son bras pour croiser ses yeux  doux et bienveillants. Son regard gris et fatigué me paraît inquiet.

— Où sont Theodoro et Hélène ?

— Ils sont sortis acheter de quoi manger avec Aaron, le petit garçon de la jolie rousse.

— Ont-ils vu l'état de votre bras ?

— Theodoro l'a vu, il tente de me guérir mais... Theodoro est un Enchanteur avant d'être Guérisseur.

— Laissez-moi vous ramener au palais ! Là, ils sauront vous soigner.

— Chloé... je crains que cela ne soit possible...

— Pourquoi ? J'ai besoin de vous !

— Je ne suis pas certaine qu'un Guérisseur soit dans la capacité de soigner le mal qui me ronge.

Je fronce les sourcils. J'ai besoin d'Esmeralda. J'ai besoin de sa lumière, de son savoir, de sa bienveillance. J'ai besoin d'elle pour repousser Lucius et le renvoyer d'où il vient afin de sauver le prince.

— Quel mal... ?

— Le votre. Les Ténèbres.

Jamais je n'ai voulu lui nuire. Ce doit être réversible !

— Je... enfin... non ! C'est impossible ! Je n'ai jamais voulu...

Elle pose sa main sur mon bras crispé alors je me tais. Ses yeux gris et doux me toisent avec altruisme.

— Ce n'est pas votre faute, tout cela est encore nouveau pour vous.

— Nous trouverons le moyen de vous soigner ! D'inverser ce mal...

— Nous essaierons... cependant vous n'êtes pas  venue ici aujourd'hui pour savoir comment allait mon bras, je me trompe ?

Elle me lâche et mes épaules s'affaissent. J'aurais dû m'inquiéter davantage. Je suis égoïste. Un trait de caractère que je détestais chez Tristan. En songeant à lui, mon cœur se serre dans ma poitrine. Je revois son visage, son regard, je me rappelle son sarcasme et son courage...

— Je ne sais pas comment mais Lucius est entré dans la tête du prince Andrei... il m'a parlé, j'ai vu son regard... ce n'était pas le prince, c'était Lucius, je le sais...

Esmeralda me considère de longues secondes, finalement elle se laisse tomber assise sur la chaise face à la coiffeuse. Sa main tremblante passe entre ses cheveux blonds cendrés et elle pousse un profond soupir.

— Sais-tu comment c'est arrivé ? S'enquit-elle.

— Saviez-vous qu'il avait ces capacités ?

Elle hoche la tête.

— C'est un Invocateur de l'Ombre, ce n'est pas un Enchanteur, ce n'est pas un Changeur de Peaux...

— Il aurait fallu me le dire !

— Là n'est pas le problème ! Sais-tu comment c'est arrivé ? Insiste-t-elle.

— Il m'a dit que j'avais prononcé son prénom, alors que nos deux pouvoirs étaient liés et qu'il a ainsi pu s'en servir et trouver un hôte... mais il y a tant de choses qui m'échappent... comment est-ce possible ? Pourquoi le prince ? Peut-il prendre le corps de n'importe qui ?

Esmeralda fronce les sourcils et relève les yeux vers moi après avoir réfléchi quelques secondes. Du moins, c'est ce que je crois.

— Prononcer son prénom... répète-t-elle.

Je ne rétorque rien jusqu'à ce que je comprenne. Je viens de prononcer son prénom en parlant à Esmeralda. Et si nous étions toutes deux étroitement liées à Lucius ? Cela voudrait donc dire que...

— Andreï s'est rendormi... soufflé-je.

Et Lucius a repris sa place.