Chapitre 39

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Les portes du Palais Rouge manquèrent de se fracasser contre les murs.

Les mains rutilantes, Ken Musashi dévala les escaliers pour libérer sa rage sans incendier le bâtiment. Il poussa un hurlement qui fit fuir une flopée de corbeaux dans la nuit et relâcha une fantastique onde de feu au milieu de l'immense cour. La vague de flammes s'étira au-dessus des séries de marches et remonta le long des façades, protégés par un sort. Il jeta sa veste de kimono consumée loin derrière lui, les bras crépitants de lave.

— Je vais brûler vif cette ordure...

Daijiro apparut entre les pans fissurés de la porte. Ses yeux roulèrent tristement au sol. Au-delà de leurs projets d'avenir, Takeshi était un garçon innocent et attachant, débordant de joie de vivre. Partout où il allait, le ciel était plus bleu.

— J'aurais dû tuer ce malade lorsque j'en avais l'occasion, culpabilisa le chef de clan, les poings tremblants. Et dire que je me croyais moi-même le plus fou d'entre eux...

Il ferma fort les yeux, la peine étranglée dans la gorge, puis prit une profonde inspiration pour tempérer le feu de sa colère. Ses bras s'éteignirent doucement.

— Le prince maintient l'enveloppe charnelle de Takeshi grâce à son énergie, mon Seigneur, informa Daijiro. Mais dans cet état... ni l'un ni l'autre ne tiendront bien longtemps.

Musashi s'accroupit lentement au sol, le front dans la paume.

— L'avoir envoyé dans les limbes...

Il serra les dents. Tsubasa Hatano était une abomination sans limites. Comment pouvait-on déclencher une guerre en l'honneur de sa famille pour ensuite détruire le trésor qui portait injustement son nom ?

— Il faut neutraliser Tsubasa Hatano. Il est incontrôlable, imprévisible et dangereux.

— Musashi-sama, à quoi cela sert-il maintenant que le mal a été fait ?

Le chef de clan se releva avec un regard assassin.

— Il vient d'anéantir le garçon que j'ai attendu durant seize longues années.

Il se retourna vers lui, la gorge nouée et la haine au fond des yeux.

— Cette fois, je ne le laisserai pas s'en sortir vivant.

 

De retour de son voyage à la capitale impériale, Takeda Hatano retrouva Tsubasa dans le sanctuaire sacré, près du lac, à l'écart de l'agitation de la cité. Il s'arrêta sur le seuil, la boule au ventre. Avait-il tort d'espérer que la situation n'eût pas empiré ?

Il poussa la lourde porte sculptée du temple et découvrit Tsubasa agenouillé face à l'autel embaumé d'encens, un amas d'entités dansant autour de lui. Le soleil avait beau briller dehors, la pièce était aussi sombre que l'invocateur. Takeda le questionna sur sa curieuse sérénité – le bonheur de son frère rimait souvent avec malheur pour le reste du monde. Et en effet, lorsque Tsubasa le mit au fait de sa réussite, Takeda manqua d'en tomber à la renverse. Il se rattrapa au mur.

— Qu'as-tu fait... bredouilla-t-il, pâle comme un linge.

— Ah ! Réjouis-toi que je ne lui aie pas tranché la tête. Le démembrer n'aurait pas été... décent ?

Le choc engendra un vertige. Épouvanté, Takeda quitta les lieux pour fuir le cauchemar. Il s'agrippa à l'un des piliers extérieurs du temple pour contenir un malaise, les pupilles brillant d'horreur.

— Ma chère Riiko... Comment ai-je pu le laisser aller si loin... Pardonne-moi, s'il te plaît, murmura-t-il en s'effondrant lentement sur le plancher. Pardonne-nous...

 

Des pas rapides et fermes claquaient sur le sol des corridors. La veste du prince voltigeait furieusement derrière lui. Il ouvrit les portes de la salle de conseil d'un geste enragé. Les yeux rouges, cernés, et les poings serrés, Kaito se planta devant son père, agenouillé à la table face à un invité.

— Père, nous devons parler.

Kazuhiro se leva, aussi inquiet pour son fils que surpris de le voir ici. Cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas quitté la chambre.

— Mon fils, de quoi veux-tu...

— Tsubasa Hatano, feula-t-il, mâchoire contractée. Nous devons le tuer.

— Je suis de ton avis, Prince Kimura.

L'invité se retourna et se leva à son tour pour s'incliner devant lui. Kaito fixa Ken Musashi, ahuri.

— Que... que fait-il ici ?! s'étrangla-t-il.

— Du calme, fils. Musashi-sama a appris ce que le chef de clan Hatano a fait et est venu pour nous proposer de l'affronter ensemble.

Vous ? Pour quelle raison ? Nous ne pouvons pas vous faire confiance !

— Mon fils.

— Il a tenté de nous...

— La décision est déjà prise. Nous nous débarrasserons de Tsubasa Hatano ensemble lorsque le moment sera propice, conclut Kazuhiro.

Kaito demeura bouche bée. Alors qu'il s'apprêtait à répliquer, il fut pris d'un violent vertige. Son cœur s'emballa. Il recula d'un pas et buta contre un pan de porte, une main crispée sur la poitrine. Kazuhiro se précipita vers lui et le soutint par les épaules.

— Mon garçon, depuis combien de temps lui transmets-tu ton énergie ? s'alarma-t-il. Cela ne le fera pas revenir...

— Qu'en savez-vous ? s'irrita le prince, profondément affecté. Comment pouvez-vous affirmer une telle chose !

Les deux chefs de clan échangèrent un regard contrit, lourd de sens. Leur silence fut évocateur. Kaito émit un rire nerveux. Même en ces circonstances, on le priverait donc d'explications ; les secrets n'avaient jamais été si pénible à accepter. Il ne s'était jamais senti aussi amer. Il se redressa tout en glissant les doigts dans sa tignasse sauvage, un rictus rancunier aux lèvres.

— J'ai compris.

— Kaito-kun...

Kazuhiro posa une main sur son bras. Main fermement rejetée.

— Ne me touchez pas, grogna Kaito en s'écartant. À partir d'aujourd'hui, je ne veux plus voir personne.

Il disparut dans le couloircomme une ombre, haletant et le cœur en miettes.

Entre ombres et lumière T1: Le secret des DieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant