Entre ombres et lumière T1: Le secret des Dieux

Chapitre 45

Sous l'immense cerisier en fleurs près du lac, deux garçonnets jouaient au sabre, imitant de puissants guerriers. Takeshi tomba dans l'herbe et atterrit dans une myriade de pétales roses qui s'envolèrent tout autour de lui.

— T'es trop fort pour moi, grand frère.

— Mais non, Takeshi-kun, tu n'as que quatre ans. Quand tu seras plus grand comme moi, tu y arriveras, toi aussi, le rassura Tetsuya en l'aidant à se relever.

Takeshi lui offrit son plus beau sourire et courut récupérer sa petite arme de bois, tombée à quelques mètres. Lorsqu'il posa sa main dessus, ses doigts se firent écraser par un pied.

— Aïe !

— Toujours aussi inutile, Takeshi-kun, gaussa un enfant plus âgé, entouré de ses amis.

— Tu me fais mal, Shun !

— Oh, tu vas pleurer ? Ouin ! Ouin !

— Arrête, Shun.

— Tetsuya-sama, pourquoi tu défends toujours ce moins que rien ?

— C'est pas un moins que rien, c'est mon petit frère.

Tetsuya décocha un magnifique crochet dans la joue de Shun, qui demeura sous le choc. Le garnement ramassa sa dent de lait, les larmes aux yeux.

— Tu m'as frappé, geignit-il. Tu seras un chef de clan cruel, j'en suis sûr !

— Va-t'en, ou tu perdras une autre dent.

Le jeune héritier étant intouchable, les enfants partirent en courant sans demander leur reste.

— Merci, grand frère, fit Takeshi en soufflant sur ses doigts éraflés.

Tetsuya ébouriffa les cheveux de son petit frère avec un sourire malicieux. Les brimades quotidiennes furent sitôt oubliées. Takeshi posa sur lui un regard admiratif. Son grand frère était son héros, le meilleur soutien qu'il pouvait trouver, et un jour, ils feraient ensemble le tour du monde.

Un curieux frisson remonta le long de son échine. Tetsuya prononça quelques mots inaudibles. La brise printanière s'était évanouie, le temps venait de se figer. Le même refrain silencieux aux lèvres. L'air s'alourdit, le ciel bleu disparut, remplacé par un vide noirâtre et oppressant. Une pluie de cendres commença à chuter, flétrissant et pourrissant les pétales roses pour en faire un tapis sinistre. Le regard forestier de Tetsuya, auparavant pétillant, était devenu pâle. Sa peau blêmit.

— Grand frère... ?

Le visage de l'aîné se craquela comme s'il n'était qu'une coquille vide et sa peau s'effrita, contaminée par la mort. Un vent chaud s'enroula autour du corps pétrifié de Takeshi. Un bruit de crépitement. L'horreur. Le visage de son frère se décomposa sous ses yeux. Un hurlement sourd s'étrangla dans sa gorge.

 

Takeshi se réveilla en sursaut et se redressa. Il pressa une main contre son cœur pour en apaiser les battements. La cendre froide imprégnait encore ses narines. Il ferma fort les yeux pour chasser le visage en décomposition de son grand frère et inspira profondément. Le jasmin éphémère de sa mère emporta l'odeur atroce et l'angoisse liées au brasier.

Réfugié dans le coin de jardin au-dessus du monde, Takeshi confia sa détresse à la lune, compatissante gardienne de ses secrets. Il avait besoin de respirer. De se retrouver seul pour exprimer son deuil. Ce soir, il refusait de nier la douleur. Il refusait de les renier, eux.