Chapitre 2

164 15 1
                                    

Héloïse


La rue.

Quand je me promenais, que j'allais ou que je rentrais de l'école, je détournais les yeux des personnes sans-abri dans la rue, comme beaucoup le font en portant un jugement rapide. Il est facile de juger sans chercher à comprendre. Certains semblaient en bonne santé, et j'ignorais les raisons pour lesquelles ils se trouvaient là, tandis que d'autres donnaient l'impression d'avoir toujours vécu dans la rue. Parfois, ils semblaient trouver amusant de me faire peur, alors qu'ils étaient intoxiqués dès le matin, et leur comportement pouvait être plus ou moins agressif.

Certains sont moins chanceux que d'autres, victimes des aléas de la vie telle qu'une perte d'emploi, et ainsi débute la cascade des événements. La rue devient un lieu où convergent diverses réalités et trajectoires de vie. Les événements s'enchaînent et tombent tels des dominos. Lorsque les liquidités viennent à manquer, c'est la carte de crédit qui prend le relais. Par honte ou par fierté, on ment à ses proches, on simule une présence au travail, et les mensonges s'accumulent jusqu'à l'inéluctable chute.

Je suis convaincue que de nombreuses personnes ont connu cette situation. Chacun possède une histoire unique. Cependant, bon nombre d'entre eux ont des raisons valables pour se retrouver à la rue. D'autres, les véritables sans-abri, ne peuvent tout simplement pas vivre à l'intérieur, ayant grandi dans la rue, peut-être même y sont nés. Quoi qu'il en soit, le contraste entre leur situation et la mienne me tourmentait alors. Je me sentais privilégiée tandis qu'ils étaient laissés pour compte. Bien que ma situation à la maison ne fût pas non plus idyllique. Je doute que ma mère me détestait véritablement ou qu'elle me rendait responsable du départ de mon père lorsque j'étais bébé, le laissant ainsi à elle pour m'élever.

Ainsi, j'ai également mes propres raisons d'être dans la rue, ma chute a été plus simple, plus rapide, et malheureusement plus tragique. Même si je l'ai quitté sans me retourner, je me demande si ma mère a seulement tenté de me retrouver ou d'alerter la police de ma disparition ? Ou a-t-elle perçu mon départ comme un soulagement, libérée d'un fardeau qu'elle n'aurait plus à porter ?

Je scrute les passants, c'est ma manie. J'essaie de deviner leurs vies, pourquoi certains semblent si pressés, tandis que d'autres paraissent traîner en chemin. Je m'interroge sur le fardeau que certains portent sur leurs épaules. J'aime tisser des histoires autour d'eux, imaginer leurs professions et leurs parcours. C'est ma télé-réalité quotidienne, chaque journée apporte son lot de suspense. Au début, à cause de mon âge, je suscitais la curiosité et les questions des adultes. La rue m'a rapidement vieillie et endurcie, ou du moins j'ai adopté une attitude qui repousse les gens. Ce n'est pas toujours simple, car il faut bien tendre la main pour récolter un peu d'argent pour manger. Quelques commerçants sont bienveillants et me donnent de la nourriture plutôt que de la jeter. Cependant, je ne suis pas un animal domestique, alors je change souvent d'endroit. C'est une règle de base : rester en mouvement pour échapper aux associations et aux forces de l'ordre. La règle primordiale, encore plus simple : survivre. Trouver un endroit sûr pour dormir, s'assurer de boire et de manger.

Mes besoins sont plus modestes que certains, je ne bois pas d'alcool, mais je suis dédaigneuse, il me faut de l'eau propre, qui ne goûte pas. Une crampe m'assaille, mais je l'endure en serrant les dents. Je compte mes maigres gains. Je dois prendre une décision, comme les hommes. Pour eux, c'est un choix entre boire et manger. Pour moi, dans l'immédiat, c'est plutôt choisir entre des tampons et de la nourriture. Je suis doublement exigeante, je tiens à mon hygiène, j'ai l'impression que c'est la dernière parcelle d'humanité qu'il me reste. Je me brosse les dents une fois par jour, je n'ai pas le luxe de m'offrir du dentifrice bien souvent. Heureusement que j'ai accès à des toilettes pour me laver, me laver les cheveux, ce n'est pas parfait, mais je suis propre, et pour moi ça compte énormément.

Commencer à voler serait le premier pas vers la perte de mon identité. Je n'en suis pas encore là, alors je dépose l'argent sur le comptoir, gardant ma boîte de tampons près de moi comme un trésor. Les hommes ne peuvent pas comprendre, pas plus qu'ils ne ressentent la douleur lorsque les caillots de sang se détachent.

Je veux juste aller aux toilettes, trouver un endroit et me mettre en boule. Je n'arrive pas à retenir la larme qui coule sur mon visage alors que je serre les dents. Je m'éloigne sans un regard pour l'argent qui aurait pu me permettre de manger ce soir. J'aurais plus de chance demain, ce soir je n'ai pas la force de chercher à manger.

Il me faut de la chaleur ce soir.

Je passe près de certaines associations, mais j'ai peur de me faire agresser en dormant dans un dortoir, aussi je poursuis ma route, me fondant dans l'obscurité comme une ombre. Dans la lumière des lampadaires, je la regarde se refléter me demandant si elle est plus réelle que moi. L'église ne m'inspire pas non plus. Je continue jusqu'à mon endroit, pénétrant dans la gare de triage. Furtivement, je m'engouffre, dévalant les quais et longeant les rails jusqu'à atteindre une cabane de chantier abandonnée dont j'ai fait ma propriété.ce n'est pas l'emplacement idéal pour dormir, près des rails avec les trains qui passent, mais je peux barricader la porte avec une barre de fer et profiter d'un semblant de chaleur grâce à une bâche que j'ai récupérée. Dans mon refuge précédent, j'y avais trouvé une arme pour me protéger, un cutter. À mes yeux, c'était presque comme un signe. Cet endroit avait été mon sanctuaire, jusqu'à ce que je sois malheureusement contrainte de le quitter de force.

M'assurant que personne ne me voit, je pousse la porte et mets en place mon système de protection contre les intrusions, laissant échapper un soupir de soulagement en découvrant que toutes mes affaires sont toujours là. J'enlève mes bottes et mes chaussettes, puis je nettoie mes pieds avec précaution en utilisant l'eau que j'ai collectée dans une cabine de toilettes publiques, utilisant un peu de gel douche, pas trop pour le faire durer le plus longtemps possible. Je saisis une paire de chaussettes que j'ai laissée sécher pendant quelques jours, et je les enfile avec un léger gémissement. La sensation d'avoir les pieds propres est un délice. Je m'installe confortablement veillant à garder mon ventre au chaud. Encore quelques jours et ce sera fini pour cette période, jusqu'à la prochaine. D'ici là, je vais devoir sortir plusieurs fois et vider ma vessie. En fermant les yeux, je rage contre la nature et souhaite que les hommes puissent vivre ce que nous traversons. Peut-être qu'alors, ils comprendraient mieux pourquoi nous sommes de mauvaise humeur pendant nos règles.

« J'ai faim... » pleurais-je en remontant mes genoux contre moi.

J'essaye de m'endormir aussi, pour m'aider, je me refais mon film dans ma tête, perfectionnant chaque détail. C'est l'histoire où j'ai réussi à sortir de la rue, où j'ai un appartement confortable, un emploi stable et des amis. Je parviens généralement à m'endormir au moment où j'imaginais ma chambre, mon lit douillet avec sa couette chaude et douce.

Comme je le prévoyais, ma nuit est courte, entrecoupée de passages obligés à l'extérieur pour vider ma vessie et le sang. Je sais que je vais devoir abandonner mon abri, mon refuge, le sang va attirer toutes sortes de bestioles. Je l'aimais bien, mais j'aime moins les insectes. Je vais rapidement devoir trouver un endroit sécuritaire pour y passer quelques mois, un endroit chaud et disposant d'un coin pour en faire mes toilettes. L'hiver approche,  les nuits se font de plus en plus froides.

Je suis fière de moi. J'ai réussi à tenir bon jusqu'à présent, à être débrouillarde, à préserver mon identité, à ne pas avoir été agressée et à rester en vie. Peut-être que dans une association ils auraient pitié de moi, mais j'en doute. Vu mon âge, ils vont plutôt prévenir la police en leur disant qu'ils ont une fugueuse entre les mains.

Comme à l'accoutumée, je me lève légèrement avant le lever du jour, préférant quitter mes cachettes en toute discrétion. Je me fonds dans l'ombre le long des rails, m'évanouissant dans l'obscurité avant de regagner la rue. Je me mets en marche, poursuivant ma quête habituelle à la recherche d'un moyen de rassembler un peu d'argent. J'offre mon aide à certains commerçants, mettant en place des chaises et des tables en terrasse en échange d'un chocolat chaud et d'un croissant, ou en disposant des caisses sur les étals du marché en échange d'un ou deux fruits. Parfois, c'est une alternative plus satisfaisante qu'une simple pièce.

Pour tout le monde, même si je ne les fais pas toujours, j'ai dix-huit ans. C'est ce que je me répète. En fait, j'ai dix-huit ans depuis que je suis devenue sans-abri. Je me dis qu'un jour je les aurais vraiment, si je ne suis pas morte d'ici là. J'ai conscience que mon espérance de vie est courte. Du moins tant que j'aurais conscience de moi, je pourrais vivre vieille, mais si mon moi est mort, cela n'aura aucune importance.

Cupidon ne doit plus avoir de flèches ou il ne m'a jamais vue !Donde viven las historias. Descúbrelo ahora