52. Dansons tous les deux

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Rob ne me parle pas alors que nous dansons, il fuit mon regard. Il doit me détester...

Si Matthias n'avait pas invité Laurine, Rob danserait encore avec elle. Il y a une véritable tension entre les deux frères, elle est presque palpable. J'ai compris ce que Rob essayait de m'expliquer dans les couloirs du château, alors que nous nous disputions, même si je ne connais pas les origines de cette animosité fraternelle.

Aujourd'hui, en les voyant échanger leurs cavalières, comme si Laurine et moi n'étions que des éléments négligeables pris dans leurs disputes familiales, je réalise que je ne pèse rien dans la balance de leur rancœur. Je ne suis qu'un pion. J'ai déjà été celui de Fred et Laurine. Je refuse d'endosser encore ce rôle médiocre et douloureux.

Pourtant, dans les bras de Rob, je voudrais danser, rester là avec lui pour toujours. Ici, ce n'est pas mon monde. J'aurais dû écouter les conseils que Roxanne m'a donnés ce premier soir dans la boîte de nuit, et retourner à ma vie.

Ma main tremble légèrement sur son épaule. Peut-il entendre mon cœur qui bat si vite ? Sait-il à quel point cette situation me torture ? Je voudrais m'enfuir, ne plus penser à ses yeux, sortir de la piste de danse, partir très loin pour tout recommencer. Je dois quitter ce rêve merveilleux où nous dansons sur cette musique envoûtante. Il faut que je retourne à ma réalité. La désillusion sera moins violente si je sais à quoi m'attendre, si j'arrête d'espérer.

Lorsque la musique se tait, j'ai un mouvement de recul. Je ne dois pas hésiter : c'est le moment de partir. Mais Rob me serre contre lui. Je le repousse doucement, pourtant ce sont toutes mes forces que je rassemble dans ce geste qui semble si faible et anodin.

Sa main s'écrase dans le bas de mon dos. Elle est brûlante et tremble un peu. Je ne peux pas le regarder en face.

— Blanche, murmure-t-il doucement, et je sens son souffle effleurer mon oreille, ses lèvres sur ma tempe et mon cœur battre près du sien. Regarde-moi. Ne m'ignore pas ainsi.

Je ne peux ni lui répondre ni bouger. Mon souffle se fait court. Sa main remonte dans mon dos, chaque millimètre parcouru par ses doigts me fait trembler de la tête aux pieds. Il répète mon prénom, comme un mantra. Sa voix est profonde et suppliante, ma respiration saccadée. Je ne peux le cacher, je le désire. Lui, ses lèvres, son sourire, ses cheveux très doux dans lesquels je souhaite passer la main. Ses moues de gamin me font chavirer et je suis si jalouse des filles que j'imagine défiler dans ses bras que cela me rendrait malade si je le voyais réellement avec une autre.

Quand il est si près de moi, je me sens stupide. Être en couple avec Fred m'avait appris la patience et le silence. Je pensais que c'était naturel à cause de ma personnalité, mais en fait j'encaissais sans rien dire. Avec Rob, j'ai des envies différentes, je ressens de la colère parfois et nous nous disputons. Mais ce n'est pas si méchant, je peux m'exprimer quand il est là. Je ne me cache pas, je ne me mens pas... si ce n'est sur ce qu'il provoque en moi. Tous ces sentiments que je ne connais pas et que je ne sais comment assumer.

— Blanche, regarde-moi. Juste une fois, comme tu me regardais sur ce pont, comme chez moi cette nuit-là.

Comment ça, comme chez lui cette nuit-là ?

Je n'ai pas de souvenir de la première nuit, pas après que nous avons quitté le pont. Qu'est-ce que j'ai oublié ? Je le vois à présent aussi clairement que dans mon rêve. Près du plan de travail dans la cuisine, il m'attire vers lui... Oui, mais après ça ?

Après ça, qu'est-ce que j'ai fait ? Est-ce que nous... L'horrible sensation de louper quelque chose d'important creuse un trou dans mon estomac.

Je le revois pencher sur moi, mon dos collé au le réfrigérateur.

Et ma respiration se coupe. Je viens de gagner deux secondes de mémoire sur les évènements de cette nuit-là. Après ça, après ça, qu'est-ce que...

— Blanche, je t'en prie.

Je lève la tête de surprise et le visage de Rob frôle à ma joue.

— Blanche, je t'en prie, murmure-t-il. Pouvons-nous parler un peu ?

Ce sont ses lèvres tremblantes près de mon oreille, ce sont ses mains brûlantes dans mon dos.

— Il ne reste qu'un seul couple encore sur la piste, annonce Matthias en prenant un micro. Je leur demande bien gentiment de ne plus bouger et j'invite les spectateurs à regarder ce qui va se passer.

Je me retourne en entendant la voix de l'aîné des frères Duval. Mince : il ne reste que Rob et moi sous le chapiteau blanc ! Depuis quand sommes-nous seuls sur la piste ? J'ai eu l'impression d'être hors du temps, dans le creux de ses bras. Rob se raidit et jette un regard mauvais à son frère qui l'ignore, continuant à donner des instructions au micro. Toute la foule est pendue à ses lèvres.

— Il y a des caméras dans tout le château et, bien sûr, sous cette tente. Je me permets de lancer la première surprise de la soirée. Merci à mon frère et sa charmante amie de ne pas bouger pendant les secondes qui suivent.

— Matthias, qu'est-ce que tu... siffle Rob entre ses dents, sans me lâcher, alors que soudain la musique reprend.

Brusquement, devant moi, apparaît un couple qui se met à danser, puis deux, puis trois, puis dix, puis vingt. Ils ont l'air de chair et d'os, tellement réels. Mais ce sont des images projetées, comme des hologrammes. Ils sont à taille humaine et virevoltent sur la piste autour de Rob et moi sans que nous sachions comment réagir.

Brusquement, je laisse échapper un cri de surprise. Rob, un autre Rob, danse avec une autre moi, là, juste sous mes yeux. Nous aussi nous avons été dupliqués ! Je nous observe danser, c'est comme si je regardais dans un miroir ! Des dizaines de miroir en réalité. Tous les danseurs sont... des répliques de nous deux. Nous revivons la reconstitution grandeur nature des minutes précédentes.

Les invités sont sur les bords de la piste. Ils poussent des cris et s'extasient sur cette étrange vision.

— Je remercie les investisseurs de s'être déplacés pour le lancement du nouveau logiciel de traitement et de création d'images de ma compagnie Beauty Inc. Les applications du travail de mon entreprise seront utiles au monde de la mode et de la vente en ligne. Mesdames et messieurs, des illustrations de ses possibilités hors normes vous seront présentées ce soir. Mon équipe et moi-même comptons sur vous pour vous prêter au jeu et profiter de cette expérience unique, avant le lancement mondial du logiciel et de ses applications commerciales dans quelques semaines. Afin de rendre cette soirée inoubliable, je vous propose également de participer aux activités ludiques. Les hôtesses en robe jaune vous offriront les programmes. Je vous souhaite une agréable soirée.

Je n'ai pas le temps de comprendre ce qui se trame. Rob, furieux, interroge Matthias du regard. Il lui fait un sourire et disparaît aussitôt dans la foule.

— Il va m'utiliser jusqu'au bout. On dit se soustraire à ses caméras ! Suis-moi, s'il te plaît.

— Où allons-nous ?

J'ai beau répéter la question, Rob ne répond pas. Il me prend la main pour m'aider à descendre de la poste de danse et nous éloigner de tous ces hologrammes.

Nous traversons le parc, ignorant au passage les hôtesses qui nous tendent des programmes. Nous pénétrons dans le bois privé. La nuit commence à tomber. Les lampions clignotent et s'allument sur notre passage. 

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