Neuf

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Je me réveille sur la banquette arrière de la voiture de ma mère. J'ai encore mal à la tête et mon bras gauche me lance à chaque mouvement. Je me redresse et constate que nous avons quitté la ville depuis longtemps.
J'interroge ma mère d'une voix pâteuse:
- On va où?
- À l'internat, repond-elle sans daigner se retourner. L'internat des Tourterelles.
Drôle de nom pour une école de cinglés.
Je reprend:
- Où sont mes affaires?
- Kate a préparé ton sac.
Je n'ai même pas pu lui dire au revoir! Mon cœur se serre à cette pensée.
Je ne sais pas quoi dire. Cela a toujours été difficile de discuter avec ma mère. Je n'ai jamais pu lui raconter mes histoires du lycée, mes amitiés, mes disputes... Kate ou Emilie ont toujours été là pour ça.
Le silence se prolonge dans la voiture.
- C'est à combien de kilomètres de chez nous?
Ma question reste en suspens dans les airs de longues minutes. Je soupire et demande:
- C'est encore loin?
- Nous sommes presque arrivées.
Je hoche la tête. Les mains de ma mère sont tellement crispées sur le volant que les jointures de ses doigts sont presque blanches. J'aperçois ses yeux dans le rétroviseur: ils sont concentrés sur la route mais semblent aussi empreints de colère. Elle fronce tellement les sourcils que des rides se dessinent sur son front. Je préfère me taire.
Dehors, il pleut. Nous filons à toute allure sur l'autoroute; j'ai à peine le temps d'admirer le paysage. Mais sommes-nous ici pour admirer de paysage?

Je ne comprend toujours pas pourquoi je suis envoyée dans cet internat. Mis à part avoir dit que je pouvais disparaître, je n'ai rien dit qui me fasse mériter cela, non? A la limite, des rendez-vous réguliers chez un psychologue mais ce serait tout. J'aurais une vie normale (sans disparition, accident et asile de fous), j'irais au lycée avec mes deux amies Ellie et Victoria... A ce propos, je ne savais même pas si elles étaient au courant de tout ça. De toutes façons, elles me traiteraient de folle à lier et ne m'adresseraient plus la parole. Elles en profiteraient alors pour parler dans mon dos.
Je soupire. Ce n'est pas avec ces pensées que je vais me remonter le moral.
Bientôt, ma mère prend une bretelle de sortie et au bout de quelques minutes, nous arrivons dans une triste banlieue. La voiture ralentit et j'ai alors le temps de regarder attentivement les ruelles. Celles-ci sont vides, dépourvues de passants, les volets des maisons sont fermés et je ne vois aucune voiture. Un noeud se forme dans mon ventre. Nous continuons à travers cet endroit sinistre. Après 500 mètres environ, les barres d'immeubles s'estompent et laissent place à des terrains vagues boueux aux grillages à moitié défoncés.
Enfin, au bout de ce qui me paraît une éternité, nous découvrons un grand bâtiment de pierre, entouré d'un immense portail. Ma mère le franchit et se gare dans le parking.
La porte du bâtiment s'ouvre. Une femme corpulente vient nous accueillir. Elle s'abrite sous un immonde parapluie jaune canari et porte une longue jupe grise très laide qui traîne dans les flaques d'eau.
Tandis que nous nous extirpons de la valise, elle se hâte de nous rejoindre, (en évitant de son mieux les flaques d'eau), et se présente:
- Je suis Dorothé Barbot. La directrice adjointe de l'internat des Tourterelles, ajoute-t-elle avec fierté. Comment te sens-tu Anna? Oh, mon Dieu, mais tu dois avoir froid!
Je réalise alors que je suis en T-Shirt sous la pluie battante.
- Non, non, ça va.
Ma mère me tend mon sac.
- Voilà tes affaires.
Mme Barbot me le prend des mains.
- Laisse-moi le prendre, dit-elle d'une voix douce. Tu dois être épuisée.
Je hoche la tête.
- Bien, reprend-elle. Je suis désolée, mais je crois qu'il va falloir vous dire au revoir maintenant.
Ma mère ne me prend pas dans ses bras, ne me fait pas la bise ni ne me serre la main; elle se contente de dire:
- Bon séjour Anna.
- Merci Maman.
Ses lèvres se pincent quand elle entend le mot "Maman": elle a toujours détesté que je l'appelle comme ça.
- Bon, eh bien au revoir!, s'exclame Mme Barbot d'un ton trop enjoué.
Ma mère hoche la tête, tourne les talons, remonte en voiture, sort du parking et disparaît au loin.
Je me tourne vers la directrice adjointe. Elle me fait un grand sourire et s'exclame:
- Bienvenue à l'internat des Tourterelles!
Cette phrase me glace le sang.
Bienvenue chez les fous.

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