Douze

1.9K 155 25
                                    

Le reste de la matinée s'écoule lentement. Je passe tout le cours de maths, puis celui d'anglais et enfin celui de SVT les yeux rivés sur l'horloge au dessus du tableau. Les minutes semblent passer au ralentis.
Le pire c'est quand je regarde deux fois l'horloge dans la même minute.

Alice ne m'a pas adressé la parole une seule fois. J'ai bien essayé de sympathiser avec elle pendant la pause, mais elle est restée plongée dans son livre de physique à résoudre des équations compliquées.

Enfin, c'est l'heure du déjeuner, au grand contentement de mon estomac, qui commençait à gronder un peu trop fort.
Je retrouve Marie-Lou au réfectoire qui s'exclame:
- Alors cette matinée? Tu aimes bien ta classe? Et M.Moreau? Il est sympa non?
J'acquiesce et saisit un plateau.
- Il m'a mise à côté d'une certaine Alice. Tu la connais?
Marie-Lou se tourne vers moi, les yeux écarquillés :
- Alice? Tu veux dire cette horrible intello?!
Je choisis une assiette de lasagnes.
- Oui, exactement.
- Ma pauvre!
Nous nous asseyons à une table au hasard.
- Tu sais pourquoi elle est ici?, me souffle Marie-Lou sur le ton de la confidence.
- Euh non pourquoi?
- Il y en a beaucoup qui pensent qu'elle est maniaque. Très très très maniaque.
- Maniaque?
- Elle passe sa vie à travailler! Sa vie c'est travailler!
Je hoche la tête pas très convaincue. Pourquoi une fille qui aime travailler serait-elle envoyée ici?
- Apparemment, reprend Marie-Lou, elle n'avait aucune vie sociale, elle restait enfermée chez elle à faire des maths... Du coup, ses parents l'ont envoyée ici.
- Mais elle est peut-être autiste non?
Marie-Lou hausse les épaules.
- J'en sais rien. En tout cas, c'est pas en traînant avec elle que tu vas devenir populaire.
Elle enfourne une énorme fourchette de lasagnes et ajoute, la bouche pleine:
- Tu vois, ichi, y a les chinglés, les pluch ou moins normaux et les chpéciaux.
- Les spéciaux?
Marie-Lou avale sa bouchée, boit une gorgée d'eau et hoche la tête.
- Ouais. Enfin, c'est comme ça qu'on les appelle. Ils sont assis à la grande table du fond.
Je me tords le cou pour les apercevoir.
- Laisse tomber, ils en valent pas la peine, marmonne ma voisine.
Je vois ses yeux se remplir de larmes.
- Marie-Lou? Mais qu'est qu'il y a?
Elle me fusille du regard et hurle:
- Il y a que c'est tout le temps la même chose! J'te parle des populaires, et puis ça y est, tu t'y intéresses et ensuite tu vas me lâcher!
Elle se lève d'un coup, renversant sa chaise au passage. Les larmes roulent sur son visage, forment des petits ruisseaux sur ses joues qui virent au rouge.
- T'es qu'une menteuse!
Tout le reste de la cantine se tourne vers nous. Nous sommes au centre de l'attention générale.
- Calme-toi, Marie-Lou.
- Non! T'es comme les autres! T'es qu'une sale menteuse! J'te déteste! J'te déteste, tu comprends bien? J'te déteste!
Elle est toute rouge.
- Mais...
- Je te hais!
- Marie-Lou!, s'exclame une surveillante.
Elle lui empoigne le poignet et l'emmène hors de la cantine.
- Je te déteste!, s'égosille une dernière fois ma camarade.

Je ne comprends pas ce que jai bien pu lui faire. Ces brusques revirements d'attitude sont assez surprenants. Je fais un effort pour me concentrer sur mon plat de pâtes, mais je n'y parviens pas. Tous les regards sont sur moi et je ne peux pas m'empêcher de rougir. Certains me dévisagent avec colère, d'autres semblent assez intrigués, une bonne partie ricane et se moque de moi, et le reste semble se ficher de ce qui m'arrive.
Génial. Ta réputation est déjà toute faite.
La réputation d'une fille qui se fait détester par sa seule amie, parce que, oui, elle n'a pas réussi à s'en faire d'autres.
Au bout d'un moment, l'attention générale se détourne de moi, à mon plus grand soulagement, et tout le monde m'oublie. Pour une fois, j'en suis bien contente.

D'habitude, je déteste être celle qu'on perd dans les foules, celle qui ne réussit jamais à s'inclure dans une conversation, qui n'arrive pas à se faire voir par la serveuse du McDonald's ou à se faire entendre par le reste de l'équipe de handball en sport. Aux anniversaires, j'étais toujours celle qu'on oubliait de servir en gâteau ou celle qu'on oubliait de chercher à cache-cache. (Une fois, j'étais restée plus d'une heure dans un placard, pendant que les autres s'amusaient dehors.)
Ça m'a toujours énervée. Même ma famille semblait oublier ma présence à la maison.

Mais cette fois, je suis plutôt heureuse d'être redevenue transparente. C'est peut-être ça mon réel trouble psychologique: on m'oublie.
N'importe quoi!

Toujours dans mes pensées, je rapporte mon plateau jusqu'au chariot à roulettes. Soudain, quelqu'un me bouscule. Je me retourne et me retrouve nez à nez avec... le garçon du couloir!
Je ne peux m'empêcher de crier, à la fois de surprise et de frayeur. Je lâche mon plateau, qui atterrit... sur les Nike d'un garçon derrière moi.
- Oh, je suis désolée!
Le garçon en question me dévisage froidement avant de murmurer:
- Je. Vais. Te. Tuer.
Ses baskets dégoulinent de lasagnes et de sauce tomate.
- Je suis vraiment désolée, je t'assure!
Il prend sa respiration avant de me hurler à la figure:
- Elles étaient neuves! 100€ !
Il me saisit par les épaules et le secoue comme un prunier. (Cest une habitude ici?) J'essaye de me défendre :
- Je suis vraiment désolée! Il m'a poussée.
Je pointe le Garçon du Couloir du doigt. A mon avis, il doit être le loser de service ici.
- Comment oses-tu t'en prendre à lui?, vocifère le mécontent aux Nike à présent orange.
Ah bah non. Ce n'était pas le loser de service.
Autour de nous, un petit attroupement se crée, et comme des guêpes autour d'une ruche, les élèves s'agglutinent pour mieux voir.
- C'est bon Timothée, ordonne une fille. Lâche-la.
C'est une fille grande, longue et mince, aux cheveux bruns soyeux. Ses grands yeux bleus et sa bouche en cœur me rappellent ma sœur Kate. Son charme et sa beauté sont indéniables.
Elle prend Timothée par le bras.
- Arrête maintenant, dit-elle d'une voix très douce.
Il cesse immédiatement de me secouer dans tous les sens et ses bras retombent le long de son corps.
- Mais, Andrea, regarde mes Nike, gémit le garçon. Je les ai achetées hier. Elles étaient neuves, toutes blanches. Et maintenant, elles sont orange!
Andrea l'enlace et souffle:
- Ce n'est pas grave...
J'ai l'impression d'être hypnotisée par sa voix douce et grave et ses immenses yeux intenses. Il semblerait que Timothée aussi.
Je profite de son moment de faiblesse pour l'observer plus attentivement.
Grand, musclé, cheveux bruns, yeux verts, il a tout pour plaire.
Andrea croise mon regard et ressert son étreinte
- Cest mon petit ami, prononce-t-elle silencieusement.
Je hausse les épaules.
Puis, elle m'adresse un regard apparemment désolé, comme pour s'excuser de la conduite de Timothée.
- On y va maintenant, lance-t-elle. Le couple tourne les talons. Timothée se retourne une dernière fois vers moi et crache:
- Tu vas me le payer.

Je crois que cette première journée à l'internat est la pire qui puisse m'arriver.
Et pourtant, je me trompe...

Les SurnaturelsWhere stories live. Discover now