Famille(s)

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Elle me badigeonne le ventre d'un liquide visqueux, je suis très mal à l'aise avec Keith à côté de moi et la discussion que nous venons d'avoir.  Il fixe un point sur le mur, il a l'air décidé à éviter l'écran sur lequel on ne voit pas grand-chose pour l'instant.

Puis il apparait, je frémis et fixe l'écran interdite... On le distingue très bien, même trop bien ! Je vois sa tête, son corps, ses bras et ses jambes.

— Allez petite crevette, on se pousse, j'ai des mesures à prendre.

Je jette un coup d'œil à Keith, je ne sais pas à quel moment il a fini par se décidé à regarder l'écran mais il ne le lâche pas des yeux. Je reporte les yeux sur le bébé.

— Dites... je n'y connais rien mais ... je pensais en être à un mois et demi...

— Ah non, là c'est un petit bout de presque 12sa ! Qui s'accroche très bien, avec tout ce traumatisme que vous avez subi.

Elle me dévisage et comprend que je ne connais pas son unité de mesure.

— Vous devez en être à trois mois, on pourrait peut-être même voir le sexe à ce stade.

Trois mois ? Mais alors, quasiment la première fois qu'on a couché ensemble ? Tu parles d'une stérilité toi !

Zut j'ai dû dire ça à voix haute car tous les deux me dévisagent. Comme ça devient à nouveau gênant, Keith se racle la gorge et demande à entendre le cœur du bébé. La sage femme appuie sur un bouton et on entend un battement régulier et indescriptible emplir la pièce. C'est le plus joli son que mon oreille absolue ait entendu jusque là. C'est régulier et apaisant. C'est une musique parfaite.

— Ah ! Dis-donc, vous en avez de la chance on voit très bien. Vous voulez savoir si c'est une fille ou un garçon ? C'est un bébé dynamique en tout cas.

Avec Keith on se dévisage, ça va trop vite pour nous, je bafouille.

— C'est une fille !

— Raté, c'est parti pour être un petit gars.

— Parce que ça peut changer ?

— Non c'est mon interprétation qui peut être erronée. C'est un peu tôt pour être sûre mais je pense ne pas me tromper.

Elle rit doucement.

— Je devrais avoir toutes les mesures nécessaires pour dater votre grossesse, pour l'instant tout est normal, pas d'inquiétude à avoir.

Keith l'arrête.

— Y en a qu'un au moins ?

Elle est déstabilisée mais hoche la tête.

— Oui, il n'y en a qu'un, souvent les couples ont peur d'avoir une grossesse multiple mais ne vous en faites pas c'est rare. Oh ... attendez je vois autre chose. Je crois qu'il y en a deux autres.

Keith se liquéfie mais elle éclate de rire.

— Mais non je plaisante !

Elle rit encore en remballant son matériel et Keith attend poliment qu'elle soit partie pour la traiter de folle.

Il s'allonge à côté de moi dans le lit.

— C'est qui le mec le plus fort au monde, c'est ton père ! Il est stérile et il a réussi à faire un bébé à ta maman.

Il parle à mon ventre, narquois, je le repousse mais il continue de sourire avec sa fossette.

— Tu ne vas pas pouvoir l'appeler Moïra !

Il semblerait que non. Je pose ma tête sur son épaule, ma clavicule me fait mal mais ça devient plus supportable.

— Tu vas croire que je suis folle mais j'ai vu Stuart quand j'étais inconsciente, il m'a tenu compagnie... Il voulait que je reste.

— Non je te crois, c'était un garçon qui aimait prendre soin des autres.

Il me caresse les cheveux longuement.

— J'ai empêché Luc de prévenir tes parents tout au début, je ne voulais pas qu'ils te revoient treize ans après dans cet état-là, mais il ne va pas falloir tarder avant que tu ressembles à une barrique.

Il se met à rire, je ne peux même pas le taper mon bras qui est collé contre mon torse avec mon attelle camisole.

— Keith, j'ai pas envie que tu te forces à vivre ça avec moi.

— Je t'aime Oly-Lili, laisse-moi un peu de temps et je me ferais à l'idée.

Il attrape mon téléphone et soupire.

— Tu as dix messages de Calum, une trentaine de Charles, ton John t'écrit une charade bizarre et mes parents ont tenté de te rappeler... C'est épuisant de veiller à les éloigner de toi pour que tu te reposes.

Soudain, quelqu'un frappe à la porte vitrée, il se lève et va ouvrir, je l'entends discuter un instant.

— Là tout de suite ?

— Oui, dans le petit salon... Tu peux l'habiller ... bien ?

— Mais on avait dit qu'on attendrait !

Il revient, livide.

— Tu peux t'habiller mon cœur ? John veut t'emmener dans le petit salon, il a quelque chose pour toi.

Il m'attrape ma robe fleurie et m'aide à la passer, je grimace de douleur et le laisse me recoiffer.

Et je vais vers ce petit salon.

Et reste interdite.

Ils sont là, devant moi, ma mère, mon père, Marie et Luc. John referme la porte sur moi après avoir chuchoté "Avec Cal on a trouvé qu'il était temps que tu les rencontre ... et que tant que tu étais affaiblie tu avais l'air sympa ce qui est essentiel pour des retrouvailles réussies " Keith lui jette un regard mécontent et m'embrasse avant de le rejoindre.

Je tremble de tout mon être et plonge mon regard dans celui de ma mère, avec une toute petite voix, j'articule ce mot que je n'ai plus prononcé en treize ans.

— Maman ?

— Oh ma chérie, qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

Je lève le seul bras de disponible en l'air.

— Tellement de chose.

Mon père me dévisage, personne n'ose faire le premier pas, je plante mes yeux dans les siens et signe « A Lili » Il se met à pleurer.

— Tu m'as vu ?

— Oui.

Il s'avance en tremblant et me serre, ma mère nous rejoint et nous nous retrouvons tous en mode « free hugs » géant.

Ça dure une éternité pendant laquelle personne ne bouge et je me mets à parler, parler, plus rien ne m'arrête, je raconte Jersey, je tais la solitude de ma fin d'adolescence mais ils la devinent, je raconte Calum, Charles, les mensonges, les quiproquos et je parle de Lui, de nos cafés de sa présence sans faille à mes côtés, à me reconstruire en si peu de temps. Je raconte aussi Belle, son visage, sa haine et ma culpabilité. Je ne parle pas du bébé car je fatigue et que cela fait beaucoup.

Mon père me prend dans ses bras et me ramène dans ma chambre. Je suis renvoyée dès années en arrière quand je m'endormais dans leurs lits et qu'il me ramenait ainsi dans le mien et bien entendu, je faisais semblant de dormir encore.

Je vois mon père et Keith qui s'affrontent du regard, maladroitement, ils tentent de se parler et finalement c'est mon père qui, après m'avoir bordé, s'approche de lui et le prend dans ses bras en lui disant simplement merci.

Keith reste longtemps après à parler avec eux et pour la première nuit depuis un moment, il s'autorise à rentrer chez lui et c'est ma mère qui me veille.

J'avais oublié ce que c'était que d'être aimée... et c'est comme une douce caresse, comme un souffle tendre, c'est bon et rassurant.

C'est ce que j'attendais depuis treize ans sans le savoir.

J'avais oublié ce que c'était que d'être aimée (TERMINÉ)Where stories live. Discover now