Chapitre II (Partie 2) - Arachis

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– J'étais occupé, figure-toi, repris-je. L'arbre est sûr pour la nuit, je l'ai tra'pé [1]. Et puis, deux kyrks solitaires ne sont pas plus dangereux pour toi qu'un vieux loup à l'agonie. Ils sont aussi forts qu'ils sont teubés, ce qui est plus un handicap qu'un avantage face à toi, alors arrête de chouiner un peu.

La rôdeuse hausse les épaules.

– J'ai dû utiliser ma magie, explique-t-elle en portant à ses lèvres sa tasse fumante. C'est plutôt rare contre des kyrks...

Alors que le vent du soir commence à se lever, Lylhou examine la position de la Mère Soleille. Elle est basse dans le ciel, à la lisière de l'horizon, découpé par la chaîne montagneuse des Haute-Brumes, loin au sud.

– Par contre, finis vite et viens, la nuit va tomber.

T.k.t.[2], belette, je ne crains pas le noir comme toi, riposté-je avec une pointe de raillerie.

Je la regarde terminer à la hâte sa tisane, rassembler son équipement, étouffer le feu et stocker les restes de son lapin dans une boîte qu'elle glisse dans sa besace. Après quoi, elle monte à l'arbre avec souplesse et y cherche une branche assez large pour l'accueillir en toute sécurité. Une fois cette dernière dénichée, elle y pend ses affaires, tout en gardant son épée à portée de main, au cas où, et s'installe contre le tronc. Elle referme sa cape sur ses épaules et sa poitrine avant de mettre une petite couverture sur ses jambes. La nuit, il fait frais. Enfin, pour les puînés...

Elle sort ensuite un bouquin et commence à lire en m'attendant. C'est un grand classique qu'elle aime beaucoup : l'Encyclopédie des Savoirs Anciens, écrite et illustrée par Daraiden, un Maître du Savoir de Mass'Hillia. Tous les mystères et les légendes de notre monde y sont soi-disant répertoriés. Vous sentez l'ironie dégouliner de ma phrase ? Ben vous devriez pourtant...

Une dizaine de minutes plus tard, alors qu'elle est absorbée par sa lecture, je me pose face à elle. Je me recroqueville et plonge mes yeux verts dans les siens.

– C'est bon, tu as fini de téter ton kyrk ? me gourmande-t-elle, souriante d'oreille à oreille alors que j'enveloppe la branche sur laquelle elle trône avec toutes mes pattes.

Comme vous l'avez compris, je suis une tarenkas, une araignée géante. Je dois faire la taille d'une charrette en écartant bien les pattes et suis assise sur huit membres velus accrochés à un céphalothorax, tout aussi velu, qui porte une impressionnante paire de chélicères – et j'dis pas ça pour me la péter. Entre ces derniers, encore barbouillés de sang et de poison, j'ai une gueule à la dentition bien garnie et à la verve brutale, le tout entouré de pédipalpes souples. Naturellement, comme tout arachnide qui se respecte, j'ai huit yeux brillants répartis en ligne sur mon crâne. Deux gros au centre, et les autres, plus petits, qui me cerclent le front – enfin, si on peut qualifier le haut de mon céphalothorax comme un front, mais vous avez compris la nuance. Pour finir, le reste de mon corps est couvert d'un pelage épais et brun, plutôt sombre, avec des collerettes orange vif au niveau de chacune de mes articulations.

Je souris voracement à ma sœur.

– Yep, et je kif les kyrks. Ils me rappellent le goût des serpents et des crocodiles de ma jungle.

Je m'arrête un instant, fais la moue et reprends :

– On est bientôt arrivé à Mass'Kiria, on va y crécher longtemps ?

– Pourquoi cette question ? réplique-t-elle en arrachant ses prunelles de son livre. Depuis quand t'intéresses-tu à la durée de mes séjours en ville ?

– J'm'en contre-cogne la glande à soie en fait, mais j'veux juste savoir si tu comptes y moisir deux jours ou deux semaines, t'as vu... T'sais bien que la thesi est moi, ça fait quatre.

– Tout dépendra de mon père, ma chère sœur. Mais comme le rapport qu'on lui ramène n'augure rien de bon, je pense que cela ne sera pas très long. Et puis, je te rappelle que je n'aime pas la « thesi » non plus, me répond-elle en souriant et en se moquant de moi. On y restera pas plus que nécessaire, je te le promets.

Je lui rends sa risette en hochant la tête puis je commence à ronronner alors qu'elle pose sa main sur mon crâne. Hé, que je vous calme tout de suite : n'allez pas imaginer qu'une tarenkas ronronne comme un chat, hein. Ça ressemble plutôt au mélange du stridulement d'un criquet et du sifflement d'un serpent... en plus effrayant.

Tandis que Lylhou se berce avec mon ronron, je regarde, les yeux mi-clos, la soleille disparaissant lentement à l'horizon. Le ciel change peu à peu de couleur. Il se dégrade du bleu à l'orange et les quelques nuages blancs qui courent dans sa voûte virent quant à eux au rose. Oui, je suis aussi en mesure de parler avec classe quand je veux.

Néanmoins, alors que le crépuscule se met à envahir la forêt, un événement rare commence à l'illuminer.

À l'Est se dresse Silik, la Lune Rouge, et l'air nocturne se teinte d'un sinistre éclat pourpre.

Fronçant les sourcils, ma sœur range aussitôt son livre et attend quelques minutes pour voir si Séléni allait suivre sa jumelle. Mais il n'en est rien. Silik est bel et bien seule ce soir...

Silik La Rouge et Séléni La Blanche sont les deux Lunes Jumelles de Ny'ar qui, normalement, s'élèvent ensemble au déclin du jour. Cependant, parfois, l'une des deux doit avoir la flemme, je sais pas, et laisse tranquillement le ciel tout entier à sa frangine. Et lorsque cela se produit, ce dernier est baigné d'un rouge inquiétant et lugubre – quand c'est la baltringue de Rouge qui se lève en solo, hein, vous l'aurez pigé – ou, au contraire, dans une douce lueur crayeuse. Les Nuits de Sang de Silik sont toujours perçues comme de funestes présages tandis que les Nuits Blanches de Séléni sont plutôt annonciatrices de bon augure.

Mais ce soir, malheureusement pour ma sœur, c'est un mauvais auspice qui se profile à l'horizon, et je sens un frisson lui parcourir l'échine. Inutile de lire dans son esprit qu'elle fait immédiatement le rapprochement entre ce sombre évènement et notre retour de mission.

Pas du tout impressionnée par La Rouge que je me contente de toiser les yeux mi-clos, je passe la nuit à veiller à ce que Lylhou puisse se reposer malgré son sommeil agité.


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Tra'pé : en myrme, un tra'p est un piège et les femmes-fourmis s'en servaient beaucoup pour chasser. Là encore, les aventuriers et les soldats ont dérivé le mot en verbe, sans doute pour se la péter un peu plus face au commun des mortels.

Note de l'auteur : Oui, Arachis dit bien "T.K.T." et non pas "T'inquiète". C'est volontaire et non un faute sms :)

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Fin du deuxième Chapitre. Alors, qu'en pensez-vous?

Bonne lecture !

Illustration : Pixabay, libre de droit. 

La Rôdeuse de la Mer et du FeuWhere stories live. Discover now